L'Amérique, roman. On connaît le mot, tragique et beau, du duc de Broglie, dont la fille adorée était morte à l'âge de 13 ans et qui, à la question d'un homme ignorant de son deuil et s'enquérant de l'enfant, lui répondit : « Il me semble que ma fille est en Amérique. » Sans doute, avec la publication des Domaines du loup, roman inédit en France écrit alors que Javier Marías n'avait pas 20 ans, sera-t-on tenté de dire la même chose à son propos, tant son absence est écrasante depuis le 11 septembre 2022. L'Amérique parce qu'elle est ici bien autre chose qu'un horizon ou un pays de cocagne, mais le décor omniprésent d'un livre qui ne se fixe aucune limite et surtout pas celles de la vraisemblance.
Tout commence un soir de novembre 1922 à Pittsburgh. Lors d'une soirée donnée par une riche famille patricienne de la ville, les Taeger, une vieille tante décède subitement alors qu'elle vient de faire la connaissance du nouveau gouverneur de l'État. Pour les Taeger, ce sera le début d'une vertigineuse descente aux enfers. Le patriarche, Rodolph, commet un meurtre gratuit. La plus jeune fille, Elaine, se suicide pour un chagrin d'amour. Davison, le mari, voit sa femme le quitter pour un autre homme et doit partir de Pennsylvanie sous l'opprobre général. Restent les trois fils, Arthur, Milton et Edward qui chacun à leur façon retrouveront une place dans la société, mais sans plus jamais s'encombrer de morale bourgeoise. Le récit divague merveilleusement entre guerre de Sécession, gangsters, Sud profond. L'auteur s'ébroue gaiement dans la parodie, il caracole dans une pure jouissance romanesque.
Bien sûr, pour qui n'aurait jamais lu Javier Marías, peut-être ne serait-il pas indiqué de commencer par ces Domaines du loup, où le romancier en herbe se fait les dents sur un matériau encore assez éloigné des œuvres immenses de la maturité, de Demain dans la bataille pense à moi (Rivages, 1996, prix Femina étranger) à Tomás Nevinson (Gallimard, 2022) et tant d'autres. Dans sa belle préface, postérieure à la publication initiale, l'auteur se souvient des conditions d'écriture du roman, l'été de ses 17 ans, alors qu'il résidait pour deux mois à Paris, qu'il allait, ainsi qu'il convient, les poches trouées, ne cessant de vagabonder que pour s'engouffrer dans les salles d'art et d'essai de la Rive gauche pour dévorer le meilleur du cinéma américain. L'Amérique (où il n'avait encore jamais mis les pieds) de ce coup d'essai romanesque, elle est là, c'est le mythe avant le réel, la légende pour toujours magnifiée. Pour le reste, si Marías est tout de même ici déjà Marías, c'est justement par son usage décomplexé du romanesque. Un romanesque de toutes les audaces narratives, mariant déjà Henry James à Laurence Sterne. Rien d'espagnol, ni d'américain, rien de français ni même totalement d'anglais, mais un monde en soi : la littérature. Un monde un peu désert depuis que Javier Marías n'est plus là pour en transcender les règles.
Les domaines du loup
Gallimard
Traduit de l'espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek
Tirage: 6 500 ex.
Prix: 22,50 € ; 288 p.
ISBN: 9782073047724