Grand entretien

Jean-Luc Barré, directeur de Bouquins éditions: "on ne va pas s’interdire grand chose"

Jean-Luc Barré, directeur de la collection « Bouquins » chez Robert Laffont. - Photo OLIVIER DION

Jean-Luc Barré, directeur de Bouquins éditions: "on ne va pas s’interdire grand chose"

C’est une consécration pour la collection "Bouquins". Editis en a fait une maison d'édition à part entière, lancée fin janvier. Jean-Luc Barré, directeur de la collection et désormais de Bouquins éditions, explique à Livres Hebdo les origines de cette création, les transformations qu'elle implique, et la ligne éditoriale en fiction et non-fiction.
 

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Par Vincy Thomas,
Créé le 12.02.2021 à 15h06

Jean-Luc Barré, directeur de la collection "Bouquins" depuis 2008, a quitté l'étage de Robert Laffont au nouveau siège du groupe Editis. Désormais, il dispose de sa propre équipe, avec Emmanuel Clerc en Directeur littéraire, arrivé début janvier des éditions de L'Observatoire. Bouquins, nouvelle maison du groupe, va tripler de volume, et s'ouvrir davantage aux romans, aux enquêtes et aux débats actuels. Jean-Luc Barré, qui publiera chez Grasset en avril une fiction politique, Le corps d'origine, évoque pour Livres Hebdo la création de cette maison et ses projets.

Comment la collection Bouquins est devenue une maison d’édition à part entière ?
 
C’est intervenu dans le cadre des transformations d’Editis. Le groupe a décidé d’installer des départements d’édition incarnés par des personnalités. Pour Bouquins, il y a d’abord eu la transformation de Robert Laffont, qui a entraîné de facto, une reconfiguration de la maison. A ce moment est née l’idée de Michèle Benbunan et Cécile Boyer-Runge, de me confier une maison d’édition à part entière. J’ai découvert, après coup, que c’était le souhait de Guy Schoeller [fondateur de la collection « Bouquins », ndlr]. Il avait rêvé d’une maison d’édition qui s’appellerait Bouquins.  C'est une nouvelle aventure qui commence...
 
Qu’est ce qui change ?
 
On ne touche pas au format, au papier, à la pagination. L’idée de créer une marque différente s’est posée. Si on conserve cette marque forte, il y a quand même une modification importante. Sur les San Antonio, il y aura désormais Bouquins la collection et non plus Bouquins – Robert Laffont. Il n’était pas question de sacrifier la collection. C’est une émancipation, qui a été souhaitée et qui est logique. Quand on parlait de Bouquins, on ne pensait pas forcément à Robert Laffont. Bouquins était, comme Pavillons, un blason de cette maison. Bouquins avait acquis déjà une autonomie. On s’appuyait sur Robert Laffont mais les identités ne se confondaient pas. C’est une consécration pour la collection.
 
En matière d’organisation, quels sont les transformations ?
 
Le comité Bouquins demeure pour la collection, soit une quinzaine de personnes comme Cécile Guilbert, Josyane Savigneau, Pascal Ory, Jean-Philippe de Tonnac...  Il devrait même s’élargir à la maison d’édition. L’équipe de la collection ne change pas. En revanche, j’ai renforcé l’équipe pour l’édition, en engageant Emmanuel Clerc comme directeur littéraire et qui apportera une ouverture plus large sur les jeunes penseurs contemporains et avec qui je n’ai pas forcément les mêmes centres d’intérêt. Au total, Bouquins éditions aura une dizaine de personnes, dont Marie-Laure Defretin comme responsable de la communication et de la presse des deux marques. Par rapport à Laffont, cela signifie aussi une équipe commerciale et marketing nouvelle et distincte. Je ne suis pas salarié de ce groupe, comme tous les patrons de « Bouquins » auparavant. Mais cela implique une gestion quotidienne de l’entreprise, comme vérifier les ventes, … Notre capacité de décision est plus forte. Je suis encore plus libre de mes choix éditoriaux. La marque sera plus incarnée.
   
Combien de parutions par an ?
 
Nous allons publier une vingtaine de titre par an dans la collection et une quarantaine chez Bouquins éditions. Bouquins c’est entre 200000 et 250000 exemplaires par an. Avec la création de la maison d’édition, nous allons forcément augmenter ce chiffre.
 
Qu’est-ce que cela apporte à la collection ?
 
C’est une chance supplémentaire pour la collection. Au fil des années, aux côtés de Robert Laffont, j’ai travaillé avec un certain nombre d’auteurs. Ces auteurs rejoignent la nouvelle structure : Michel Onfray, Frédéric Martel, Catherine Nay, Guillaume Debré, Patrick Stefanini… Et puis s’ajoutent des projets littéraires que j’ai amené, comme Stefan Zweig et Joseph Roth. La nouvelle structure est ainsi plus personnalisée. Il peut y avoir des passerelles entre la collection et la maison. En février, par exemple, Michel Onfray publiera un livre dans la collection et un autre pour les éditions. Ce sera aussi le cas pour Edgard Morin, déjà publié dans la collection, et avec qui on a un projet pour Bouquins éditions.
 
Cela réoriente-t-il la collection d’un point de vue éditorial ?
 
Il y aura une parfaite cohérence avec ce que peut-être le travail d’une collection, qui est d’ailleurs de plus en plus tournée vers les vivants. Même s’il y en a déjà comme Jean-Marie Rouart, Pierre Assouline, Jim Harrison, Tom Wolfe… Et il y a cette volonté d’en accueillir davantage. En allant chercher des auteurs actuels, c’est aussi une manière d’installer un peu plus la collection dans le présent, dans la réflexion et les débats du moment, et de consacrer des œuvres en cours. Et ce n’est pas une question d’âge comme on peut le voir avec Sylvain Tesson. Cette ouverture justifie l’ouverture de Bouquins à une maison d’édition, comme un prolongement de la collection.
 
Quelle sera la ligne éditoriale de la maison ?
 
On reste dans l’esprit de la collection : l’éclectisme, la curiosité, la volonté de bousculer un peu les tabous. Je pense qu’on ne va pas s’interdire grand chose. Il y aura une façon d’embrasser un peu tous les territoires de la création et de la pensée. Cela signifie qu’on couvrira la fiction française et étrangère, la non-fiction, avec des essais, des livres de Mémoires, de l’Histoire, de la philosophie… On va partir de la création immédiate pour qu’un jour, peut-être, ces publications aboutissent dans la collection.
 
Autrement dit, vous conserver la lettre et l’esprit de la collection…
 
Oui, ce sera un mélange d’exigence et d’ouverture. Si je prend le cas précis du roman, nous devons être à la hauteur de ce qu’est la collection.
 
Et pour la non-fiction ?
 
La politique, peu importe les partis, fait partie de ma vie. Notre rôle d’éditeur est aussi d’être présent dans ces débats. Je n’ai pas vocation à me laisser influencer ou intimider par les modes ou les diktats des uns et des autres. Mais nous devons être en alerte. Face à des idées contagieuses, nous devons résister, opposer des digues et laisser entendre une parole, qui, sur ces sujets-là, va exprimer quelque chose de différent. Quitte à être attaqués. Ce qui intéresse de plus en plus les lecteurs, ce sont les enquêtes et les réflexions sur certains thèmes. Et puis, si la parole des politiques est de moins en moins audible, ça ne signifie pas qu’il ne faut pas l’entendre. Il faut s’ouvrir à des nouvelles voix qui ne sont pas forcément au premier plan. On a quelques projets là-dessus, avec des jeunes députés, qui peuvent compter demain, et ce quel que soit le bord politique.
 
La ligne s’axera finalement sur une alliance entre anciens et modernes ?
 
Précisément. On travaille sur José Luis Borges, le cubain José Lezama Lima, qui a écrit sur Paul Valéry et Stéphane Mallarmé, mais aussi avec François Morel, Gérard Mordillat, ou Yann Moix. Ce qui est très jouissif et excitant. Il faut être à la hauteur de la marque, mais son patrimoine n’est pas figé. Ce que Schoeller avait très bien compris c’est que l’édition était une affaire d’intuition et de passion. Quitte à se tromper. Une autre ambition de Bouquins, c’est de publier l’intégrale de textes, comme on l’a fait avec Julian Green ou Matthieu Galey. On n’imagine pas le nombre de textes qui ont été interdits !
   
Bouquins c’est aussi un succès sur la durée de certains ouvrages, comme le Dictionnaire des Symboles
 
Un livre il faut du temps pour l’installer, il faut le défendre durablement. On joue trop souvent sur le court-terme et ce que m’a appris Bouquins c’est de savoir gérer le long terme. Le dictionnaire des symboles est à 750000 exemplaires. On en vend encore 25000 par an. C’est notre monument. C’est un succès sur quarante ans. Tout l’Opéra de Gustave Kobbé doit être à 150000 en cumul. C’est le contraire de ce qu’on vit dans l’édition.

Mais parfois, il y a des signes d’épuisement pour certains livres. Certains auteurs n’intéressent plus et ne se vendent plus. Il y a aussi des titres qui se vendent grâce à la durée, sur une décennie parfois, à 4000 ou 5000 exemplaires, et qui font partie du patrimoine « Bouquins », comme ceux de Maurice Barrès. Qu’il ne soit dans aucune collection française me paraîtrait inouï, même si je n’ai aucune admiration particulière pour l’auteur. Les origines de la France contemporaine d’Hippolyte Taine ne fait pas des records de ventes mais il alimente la richesse du catalogue. Sinon, les succès les plus récents sont Le dictionnaire de la méchanceté, qui avoisine les 100000 exemplaires, ou le dernier Sylvain Tesson, L’énergie vagabonde, avec 55000 exemplaires.
 
En quoi Sylvain Tesson est un auteur « Bouquins » ?
 
Tesson correspond bien à la maison. Il est populaire et le thème du voyage est aussi très présent dans la collection, à l’instar des livres de Jack London. J’ai d’ailleurs changé la devise de la maison. Avant, c’était la formule de Jean d’Ormesson, qui disait de la collection : « La bibliothèque idéale de notre temps. » Désormais c’est celle de Sylvain Tesson, « Un continent merveilleux de la littérature : l’étrange et l’ailleurs ».  C’est très vrai : dans Bouquins, il y a San Antonio, Lovecraft, Edgar Allan Poe… Cette singularité est constituée par la curiosité, qui, par définition, est d’aller voir ce qu’il ne faut pas voir, et de bousculer les interdits.

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