Jean-Michel Espitallier, «La première année» (Inculte-Dernière Marge) : Le temps compté

Jean-Michel Espitallier - Photo © Hannah Assouline

Jean-Michel Espitallier, «La première année» (Inculte-Dernière Marge) : Le temps compté

Jean-Michel Espitallier pleure sa compagne dans un déchirant journal de deuil.

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Par Véronique Rossignol,
Créé le 30.01.2021 à 13h59

Trouver des mots pour arracher de la vie à la mort, c'est le souhait fou de tous les endeuillés qui écrivent. Ce qu'accomplit l'écrivain et poète Jean-Michel Espitallier dans ce récit paru en 2018, l'un des livres les plus intenses et déchirants qu'on ait lu sur la perte, que rééditent dans la collection « Barnum » les éditions Inculte. La première année, tombeau de Marina, la compagne de toute une vie, morte des suites d'un cancer le 3 février 2015 à 55 ans, ouvre « un espace de recueillement », de ressassement, de consolation. Cherche un moyen de penser l'irrationnel, l'irréversible, le définitif, de dire la sidération, la peur face au non-sens et au vide. Le récit s'engage ainsi dans un corps à corps avec le temps saccagé, tente de lui donner forme. Ce temps où Marina était encore vivante, celui de la maladie et de la douleur, de l'agonie qui débute dans la nuit du 6 au 7 janvier 2015 précédant le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, « à 500 mètres de la maison ». Le temps de l'« épouvante souple ». « On vit un cauchemar tellement violent, et en même temps si lent, si calme, que je n'y crois pas tout à fait. » C'est un décompte de jours, découpés en minutes, en secondes. Un inventaire de toutes les dernières fois - dernière nuit ensemble avant le départ à l'hôpital, dernier baiser conscient et épuisé, derniers soins. Et de toutes les premières fois, sans elle. « Le passage vers les très grandes solitudes. » Quand « plus jamais, c'est tout le temps ». Puis « le temps éternel de l'avant ». Le temps « inédit », « infini » de la séparation. Le temps qui effiloche, recouvre les traces que l'écrivain, en archéologue de leur amour, s'acharne à préserver, dans la nécessité d'« entretenir la tristesse comme l'on entretient le feu (le foyer». « Chacun son rythme de chagrin », écrit Barthes dans Journal de deuil, que Jean-Michel Espitallier évoque dès les premières lignes et auquel il est difficile de ne pas penser. Y est noté le 20 juillet 1978 sous le mot « deuil » : « Impossibilité - indignité - de confier à une drogue - sous prétexte de dépression - le chagrin, comme si c'était une maladie, une "possession" » - une aliénation (quelque chose qui vous rend étranger) - alors que c'est un bien essentiel, intime... » C'est aussi un mal impartageable mais qui lie pourtant dans ces pages bouleversantes tous ceux qui pleurent leurs morts.

Jean-Michel Espitallier
La première année
Inculte-Dernière marge
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 8,9 € ; 180 p.
ISBN: 9782360840922

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