Tribune

Jean-Yves Mollier : "la librairie, un commerce vital"

Jean-Yves Mollier - Photo Olivier Dion.

Jean-Yves Mollier : "la librairie, un commerce vital"

Dans la tribune qu'il a adressée à Livres Hebdo, l'historien de l'édition Jean-Yves Mollier, professeur émérite d'histoire contemporaine à l'Université de Paris-Saclay/Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, rebondit sur le débat autour de l'ouverture des librairies en période de confinement.

Créé le 14.04.2020 à 19h01

« Depuis le début du confinement, un débat traverse le monde du livre. Il oppose d’un côté ceux qui, avec le sociologue Claude Poissenot, osent affirmer qu’en temps de coronavirus, les librairies doivent rester ouvertes au public, et ceux qui, avec Xavier Moni, président du SLF, pensent que ces magasins ne font pas partie des « commerces essentiels ». Avant de jeter l’auteur du scandale aux chiens et de considérer que « ce pelé, ce galeux » mérite d’être dévoré, comme l’agneau de la fable, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur le fond de cette controverse.

Au départ, on trouve la volonté exprimée par plusieurs libraires, à la mi-mars, de ne pas obéir aux directives du gouvernement et de continuer à assurer à leurs clients un service minimum. Dénoncée par le syndicat, cette position jugée « minoritaire » confirme qu’en période de cataclysme, il est rare de voir s’exprimer un consensus. Ce fut le cas, à l’été 1940, lorsque le syndicat de l’édition eut à définir sa ligne de conduite par rapport à la censure allemande, ou, en février 1979, quand l’arrêté Monory divisa fortement les professions du livre. Face à Jean-Baptiste Daelmann, président de la Fédération française des syndicats de libraires, qui signa l’abandon du prix « conseillé », Jérôme Lindon et l’APU, l’association pour le prix unique du livre emmenée par un libraire lyonnais, Raymond Péju, s’opposèrent par tous les moyens à cette décision. L’adoption de la loi Lang en août 1981 sauva les librairies indépendantes et nul ne conteste plus, aujourd’hui, le bien-fondé de la fronde qui divisa les instances syndicales en cette période. La Fnac et les Magasins Leclerc continuèrent cependant à vanter les mérites du discount (un rabais de 20 % sur le prix des livres) pendant plusieurs années, faisant entrer dans les habitudes des consommateurs l’achat de livres dans les grandes surfaces, culturelles ou non.

Un débat légitime

C’est à la lumière de ces expériences que l’on doit s’interroger aujourd’hui sur la nécessité ou non d’ouvrir les librairies par temps de pandémie. Si La Peste de Camus bat tous les records de lecture, en France comme en Italie, c’est bien parce que, face au fléau, il n’est pas d’attitude qui emporte la majorité des suffrages. Le docteur Rieux, le narrateur du roman, continue de faire son métier, mais le jésuite, le juge, le journaliste et l’employé de mairie qui l’entourent manifestent autant de choix possibles, de la collaboration à l’engagement. Même s’il faut se garder de comparer la situation de la France sous l’Occupation avec celle d’aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de penser que le débat est sain et que les anathèmes ne servent à rien.

Oui, il est légitime de s’interroger sur l’essence du métier de libraire et il n’est pas aberrant de prétendre que le pain de l’esprit est tout aussi nécessaire à l’homme que celui qui sort du four du boulanger. Alors que les magasins de bricolage et que les jardineries rouvrent leurs portes, faudrait-il prendre au pied de la lettre la morale de Candide de Voltaire : « Il faut cultiver notre jardin », et considérer qu’elle est une simple invitation à prendre râteau et bêche pour trouver à occuper son esprit ? De nombreux libraires, à Paris, comme à Montpellier et en Bretagne ont d’ailleurs imaginé des solutions temporaires, imitant d’autres commerçants qui s’efforcent de rester en contact étroit avec leur clientèle. Car c’est là que réside le fond du problème. Depuis le 17 mars et pour une longue période, les Français vont prendre l’habitude d’acheter leurs livres dans les grandes surfaces et sur Internet, diminuant d’autant la part de marché des commerces indépendants (18,5% en 2018). Au sortir du grand enfermement, ne risquent-ils pas de se figer dans cette attitude de consommateur pressé et d’oublier de franchir le seuil de leur librairie, désespérément fermée pendant deux ou trois mois ?

Jamais les Français n'ont autant lu que sous l'Occupation

On entend bien l’argumentation financière défendue par le SLF, mais elle ne résiste pas à l’examen. Puisque le ministre de l’Economie avait lui-même tendu la main et suggéré que les librairies entraient dans la définition des commerces « essentiels », il suffirait de négocier avec ses services l’autorisation de cumuler ouverture partielle et aides aux entreprises ayant interrompu leur activité pour que chaque libraire puisse se déterminer en toute indépendance. Si l’épicier du coin de la rue ou la jardinerie du boulevard est capable de concilier port d’un masque, gestes barrière, distanciation sociale et maintien du service qu’il rend, pourquoi les libraires seraient-ils incapables d’en faire autant ?

Jamais les Français n’ont autant lu que sous l’Occupation, librairies et bibliothèques étant demeurées ouvertes et ayant largement contribué au maintien du moral de la population. Face au déferlement de fake news et au flot d’informations mensongères ou erronées sur Internet, qui, mieux que le livre, peut apporter à nos concitoyens les moyens de se procurer cette distance qui, seule, enrichit l’esprit critique et permet d’attendre plus sereinement la fin de l’isolement ? Relire Camus, mais aussi Sartre, Simone de Beauvoir et Franz Kafka, si l’on pense que notre époque remet la réflexion sur l’absurde de la condition humaine au centre de nos préoccupations, c’est se donner des repères utiles pour y voir clair. Il est évidemment d’autres lectures, plus contemporaines, moins philosophiques, à ajouter aux précédentes, mais, dans tous les cas, c’est la libraire ou son collègue masculin qui peut conseiller le client et engager avec lui, avec elle, une discussion sur le contenu des livres présents dans sa boutique.

Réouvrir toutes les « boutiques d'esprit »

Alors, vital ou secondaire le rôle du libraire par temps d’épidémie ? Pour répondre à cette question, il convient de rappeler ce que l’historien Lucien Febvre disait à son disciple Henri-Jean Martin quand il lui traçait le plan de leur ouvrage à venir. « Le livre, cette marchandise » devait devenir le chapitre IV de L’Apparition du livre et « le livre, ce ferment », le chapitre VIII. Tout est en effet dans ce balancement entre une marchandise comparable aux autres et ce qui la rend unique, ce ferment qui fait jaillir la réflexion, le rire ou simplement un bien-être ressenti lorsqu’on referme le volume qui nous a fait oublier notre quotidien. Qui, mieux que le libraire du quartier, peut aider dans le choix des lectures ? Face à une crise qui frappe toute la chaîne des métiers du livre, l’édition, la diffusion et la librairie, il est urgent d’agir et de poser la question de la réouverture de toutes les « boutiques d’esprit » comme on les appelait au XIXe siècle. Les bibliothèques publiques ne peuvent non plus rester à l’écart de cette réflexion collective qui invite chacun à se demander en conscience ce qu’il juge être essentiel et vital pour sa survie. »

 

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