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Karine Tuil, « La décision » (Gallimard) : Une enquête sur la crête

Karine Tuil - Photo © Francesca Mantovani/Gallimard

Karine Tuil, « La décision » (Gallimard) : Une enquête sur la crête

Sur fond de fractures identitaires, Karine Tuil interroge la question du libre arbitre à travers une juge antiterroriste en pleine crise existentielle. Tirage à 80000 exemplaires.

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Par Sean Rose,
Créé le 26.11.2021 à 19h00 ,
Mis à jour le 28.11.2021 à 10h15

La balle de tennis en équilibre sur le filet, suspendue à des fractions de seconde décisives, est une bonne image du hasard. Woody Allen l'avait choisie dans Match Point pour illustrer ce peu de chose à quoi tiennent nos vies. Dans la vie, mieux vaut être un homme chanceux qu'un homme bon, disait son protagoniste. Alma, la narratrice du nouveau roman de Karine Tuil, La décision, est juge d'instruction au pôle antiterrorisme et croit, quant à elle, à la justice, préférant ne rien laisser au hasard. La chance, c'est la fortuna des Romains, qui apparaît bien jumelle du sort, le fatum, tant cette fortune vous arrive indépendamment de toute volonté. N'empêche ! Quand on a soustrait tous les déterminismes et ajouté tous les accidents, comment ne pas croire qu'on est encore maître de son destin. Juger, c'est trancher, faire pencher la balle d'un côté ou de l'autre. Alma a voulu épouser l'homme qu'elle aime, contre l'avis de sa famille à lui, des juifs orthodoxes. Alma est fille unique d'un ancien membre de la gauche prolétarienne, son milieu est aux antipodes de celui d'Ezra, rencontré à l'École de la magistrature. Elle s'est quand même mariée avec lui, ils ont eu une fille, puis des jumeaux par FIV, là encore cette difficulté à procréer n'allait pas être une fatalité. Ezra, lauréat du Goncourt, naguère encensé, est devenu un écrivain has been aigri, il s'est tourné, et de manière ultra-rigoriste, vers la foi de ses pères.

Tragico-suspense

À bientôt 50 ans, Alma s'échappe du naufrage de son couple par le boulot. Les dossiers « terro », c'est prenant, exigeant, dangereux, angoissant : menaces de viol, de mort, on craint pour ses enfants surtout. Quand elle entend les parents des victimes, son professionnalisme vacille. Ou, au contraire, se consolide : car n'est-ce pas à l'aune de ce reliquat d'émoi qu'elle s'avère une vraie professionnelle ? Enquêter, c'est rechercher sans cesse la vérité au-delà des préjugés et de l'instinct de vengeance. Alma a affaire à des « revenants », ces Français partis combattre dans les rangs de Daech en Syrie qui ont été arrêtés de retour en France. Parmi eux, Abdeljalil dont elle doit décider s'il doit rester en prison ou être placé sous bracelet électronique. Le brillant pénaliste Emmanuel Forest plaide la cause du mis en examen. La détention provisoire ne saurait être permanente. Emmanuel est l'amant d'Alma. Cela ne devait pas se passer comme ça. Mais voilà ! De l'amour Alma a toutes les fureurs. Circonstances aggravantes du désir : la rencontre avec Emmanuel s'est faite sur fond de désarroi, de besoin d'amour et de sexe. Plus que la vindicative Némésis, c'est Éros le chaotique prêt à faire gripper la prise de décision. Abdeljalil pourrait-il commettre un attentat une fois sorti de prison ? Après enquête, elle a l'intime conviction que son renoncement à la terreur est sincère.

Mêlant au suspense le sentiment du tragique, Karine Tuil livre une réflexion sur le libre arbitre à travers une héroïne impeccablement incarnée, c'est-à-dire parfaitement imparfaite, « convaincue qu'on ne pouvait pas être heureux sans exercer sa liberté, au risque de l'erreur, au risque de la solitude ».

Karine Tuil
La décision
Gallimard
Tirage: 80 000 ex.
Prix: 20 € ; 304 p.
ISBN: 9782072943546

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