Il y a six mois, deux médiathèques de quartier, à Metz et à Amiens, ont été réduites en cendres. La première a vu 110 000 documents et 2 300 m2 partir en fumée. La seconde devait ouvrir ses nouveaux locaux à la rentrée. Vitres cassées à Marseille et à Toulouse, rayons renversés à Châteauroux... Dans la médiathèque strasbourgeoise Cronenbourg, située sur une rue passante, il a fallu nettoyer les 25 000 documents recouverts de la suie causée par une tentative d'incendie. Reste maintenant à réparer le sol et refaire la peinture. Un nouveau local a été trouvé, mais n'est pas aux normes incendies. Au total, le ministère de la Culture a recensé 47 bibliothèques touchées par les violences urbaines du début de l'été 2023. Sur tout le territoire, excepté l'outre-mer. Fait nouveau par rapport aux émeutes de 2005, déclenchées par la mort de deux adolescents qui fuyaient les forces de l'ordre : les petites et moyennes villes ont également été concernées. Et cette fois-ci, l'étincelle de départ est la mort de Nahel Merzouk, 17 ans, abattu à Nanterre par un policier lors d'un contrôle routier. Plus de 2 000 jeunes - en majorité des hommes sans antécédents avec la police - ont attaqué commissariats, mairies, écoles, et ce qui se trouvait dans leur sillage, dans 516 communes. Les médiathèques : cibles ou victimes collatérales ? « Les médiathèques sont souvent aux avant-postes et très visibles, ce qui est directement lié à l'augmentation des constructions, en particulier en zones périurbaines : plus de 60 % des bibliothèques territoriales françaises ont été construites entre 2000 et 2020. Plus nombreuses et au cœur des quartiers, elles sont aussi en première ligne dans les moments de troubles », nous explique le ministère. En 2005, une vingtaine de bibliothèques « seulement » avaient été attaquées, parmi 200 communes touchées.
« La mort de Nahel a été perçue comme une injustice suprême de la part de l'État. La réaction de la police était disproportionnée par rapport à l'infraction commise. C'est donc tout l'ordre social qui a été remis en question par une fraction non négligeable des jeunes des quartiers populaires qui se sont identifiés à cette situation », introduit le sociologue Claude Poissenot. Et les médiathèques incarnent l'ordre social. Plus précisément, selon le chercheur, un ordre social où la médiathèque est un moyen d'ascension sociale qui permet aux jeunes de quitter leur quartier. « S'en prendre à une médiathèque, c'est remettre en question la promotion individuelle qui laisse intact l'ordre social défavorable aux quartiers populaires », parfait le sociologue. Une contestation qui rejoint celle contre l'école, institution qui « transforme des inégalités sociales en performances individuelles ».
Dans l'essai Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? (Presses de l'Enssib, 2013), Denis Merklen s'interroge sur les raisons des incendies de 70 bibliothèques dans les banlieues parisiennes de 1996 à 2013, et remarque que les bibliothèques des banlieues où il a enquêté ne sont fréquentées que par 10 % des habitants. Et même beaucoup moins, quand on soustrait les publics scolaires. « Les bibliothèques sont alors perçues comme l'imposition d'un autre groupe social qui intervient dans leur territoire sans qu'ils soient capables d'influencer son action en aucun sens que ce soit. [...] Les agents de l'État et les hommes politiques sont "eux", "ils", cet autre qui constitue notre opposant parce qu'il contrôle et gère des ressources dont nous dépendons et parce qu'il nous impose des normes sur lesquelles nous n'avons qu'une influence marginale », déploie le sociologue. « Les pratiques et les codes culturels associés au lieu - la lecture, le silence, la maîtrise de ses émotions, la discipline des corps, l'introspection, etc. - sont très éloignés des manières d'être et des comportements que les jeunes de ces quartiers aiment partager », rejoignent Didier Chabanet et Xavier Weppe dans l'article « Pourquoi les émeutiers s'en prennent-ils aux services publics ? », publié en 2017 dans la Revue française d'administration publique no 163.
Et pourtant, nombre de médiathèques sont devenues des lieux « comme à la maison », où l'on peut faire du bruit, jouer aux jeux vidéo... et ne font plus payer d'amende à ceux qui ne rendent pas leurs emprunts ! Mais les habitants le savent-ils ? Les bibliothèques souffrent-elles d'une rémanente image de temple du savoir ? La campagne de communication diffusée en septembre par le ministère de la Culture, pour promouvoir la bibliothèque auprès des ados, est à double tranchant : elle promeut les bibliothèques et affirme le soutien de l'État, mais rappelle du même coup leur affiliation à ce même État. « Rendre l'image des médiathèques un peu plus autonome éviterait qu'elles paient le ressentiment à l'égard des institutions. Les bibliothèques ont été brûlées en tant qu'institutions publiques, non comme institutions culturelles », insère, dans un webinaire organisé par l'ABF à la suite des émeutes, le sociologue Jules Talpin, coauteur de L'épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires (Puf, 2021).
Trop de questions pour peu de médiathèques concernées, peut-on se demander ? « Cette tentative d'incendie ne remet pas en cause notre action, vu la fréquentation habituelle et la reconnaissance par nos partenaires, souligne le bibliothécaire strasbourgeois Philippe Mignard. L'équipe a été secouée par l'événement, mais reste motivée pour rouvrir dès que possible. » Un sentiment que partage Claude Poissenot : « Les bibliothèques qui font bien le boulot n'ont pas à s'incliner plus que nécessaire. Le mécontentement vient d'une minorité en colère et dans une logique de démonstration de leur pouvoir de nuisance. La médiathèque Jean-Macé, à Metz, était bien intégrée dans son quartier. C'est aussi le cas de la médiathèque Croix-Rouge à Reims (incendiée à l'extérieur). » Dans tous les cas, la marge de manœuvre des bibliothèques reste faible. « Elles seront toujours tributaires d'explosions de violence tant que les inégalités et les discriminations seront en hausse », souligne le sociologue. Mais à leur échelle, elles peuvent travailler à les réduire.


