7 janvier > Roman Chine

Comme le Nobel de littérature 2012 Mo Yan, Yan Lianke a commencé sa carrière d’écrivain dans l’Armée populaire de libération au département de la propagande. Cela dit, ce fils de paysans illettrés, né en 1958 dans la province de Henan, préserve le goût de la vérité qu’il sert avec un sens aigu de la satire. L’une de ses premières fictions, « Le soleil d’été se couche » (non traduit, 1994), est le récit d’un jeune cuisinier de l’armée qui fait capoter les rêves d’ascension de son supérieur en se suicidant. Yan confirme sa veine caustique. Dans Bons baisers de Lénine (Philippe Picquier, 2009), il s’agit d’un circuit touristique spécial handicapés en vue de collecter des fonds pour l’acquisition de la dépouille du héros de la révolution d’Octobre. Dans Servir le peuple (2006), toute une division de soldats assouvit les besoins sexuels de l’épouse du commandant. Yan Lianke brosse un portrait peu reluisant de la Chine d’aujourd’hui : petits fonctionnaires âpres au gain et cadres du parti sans scrupule… Mais s’il a le souci de témoigner, de « dire le vrai » selon le précepte de l’un des grands des lettres contemporaines chinoises Ba Jin (1904-2005), Yan Lianke n’emprunte pas la voie du naturalisme. Son réalisme est à la fois dévoyé par un burlesque corrosif et tempéré par un regard plein de compassion pudique.

La vie des petites gens, leurs amours, leurs craintes, leurs espoirs, est ce qui intéresse Yan Lianke. La fuite du temps, sa septième traduction, raconte l’histoire d’une communauté au cœur des montagnes où nul ne survit au-delà de 40 ans. Eau insalubre, air vicié. Il y a quelque chose de pourri au Village des Trois Patronymes. Arrivé à l’âge fatidique, on meurt étouffé de « la maladie de la gorge obstruée ». L’heure de Sima Lan, le chef du village, est proche, il a 39 ans, ses trois aînés occupent déjà le terrain de la concession familiale. Pour le sauver - c’est le chef -, son cadet Hu se propose d’aller vendre sa peau à l’hôpital des grands brûlés, mais en ville plus personne n’a d’argent pour les greffes, le morceau d’épiderme ne rapporte pas assez. C’est au tour de Shishi, la maîtresse de Sima Lan, son amour de toujours, de se dévouer pour faire « commerce de chair » à condition que, à son retour et Lan une fois guéri, ce dernier quitte son épouse Zhucui. Opéré, Lan revient vers Shishi mais Shishi ne désire plus vivre avec lui, elle est dégoûtée des hommes. Truculence des échanges entre les deux rivales, la mégère Zhucui et la désirable Shishi, vertes disputes des époux, Clochemerle de ce village endogamique constitué des trois clans Du, Lan et Sima… Comme dans Le rêve du village des Ding, sur le scandale du sang contaminé dans les années 1990 dans le Henan, La fuite du temps dépeint une fresque villageoise sur fond de maladie et de mort. Mais ici Yan Lianke colore la saga d’une réflexion métaphysique sur la poussière du monde (Bouddha et la Bible rythment les parties), emportant le lecteur dans la spirale du temps - l’accession de Sima Lan à la tête du village et ses amours avec Shishi sont montrées en remontant le cours des années. La fuite du temps est un ample roman de maturité empreinte des enseignements sur l’impermanence : « Les hommes s’imaginent qu’il y a une vie et une mort et que tout s’inscrit dans ce cycle, contrairement au sage, ils ignorent que vie et mort ne sont qu’illusions. »

Sean James Rose

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