On ouvre ses mémoires comme une malle à souvenirs. Agnès Heller (1929-2019) s'y raconte chronologiquement. Elle revient avec franchise sur son parcours intellectuel et amoureux. Photos à l'appui, elle évoque son père, juif sans Dieu, avocat féru de philosophie et de sciences qui l'a éveillée au monde des idées. Il a d'ailleurs écrit un roman où, il est question de hasard. Les relations avec sa mère, chapelière avant la Seconde Guerre mondiale, sont plus difficiles. Tout cela se fond dans cette Mitteleuropa cosmopolite où les langues véhiculent concepts, espoirs et haines. Dans la Hongrie de l'amiral Horthy, elle se rappelle la montée du nazisme, l'apparition des Croix fléchées qui assassinent son premier amour, les déportations et les morts dans les camps comme celle de son père à Auschwitz.

Dans cette Europe convulsive, Agnès Heller est éduquée au marxisme par György Lukas, qui fonde l'école de Budapest. Cette grande intellectuelle, qui a succédé à Hannah Arendt à la chaire de philosophie politique à la New School for Social Research de New York, ne fait pas de théorie. Elle observe avec un sens aigu du détail la vie qui fut la sienne et au cours de laquelle elle a expérimenté quatre systèmes : la société de classes autocratique, les totalitarismes nazi et communiste, la démocratie libérale. Après un exil en Australie, puis aux États-Unis, elle revient en Hongrie pour devenir une opposante farouche à Viktor Orban.

Dans ce livre touchant, sincère et juste, on croise Foucault, Derrida, Habermas, Adorno et Castoriadis et on s'interroge sans cesse sur la notion de Bien et de Mal. «Il y a aussi peu de victoire finale du Bien que de victoire finale du Mal.» On examine toutes ces contingences, tous ces moments qui font bifurquer une vie. «Le hasard est toujours - qu'il soit bénédiction ou enfer - une valeur, une possibilité, une chance de mieux connaître notre caractère et de changer notre vie.» Et l'on finit par comprendre ce qu'elle a voulu dire à travers l'expression «la valeur du hasard». Le hasard - de az-zahr, « jeu de dés » en arabe- est une autre manière de parler du temps qui passe et du caractère qui forge notre destin. Celui d'Agnès Heller fut d'une force admirable. Ce livre testamentaire en est la marque indubitable.