ENQUÊTE

L'Afrique joue local

Un des magasins de la Librairie de France à Abidjan où le scolaire pèse près de 80 % du CA. - Photo CATHERINE ANDREUCCI

L'Afrique joue local

Depuis une dizaine d'années, les maisons d'édition locales se multiplient en Afrique francophone. Qu'il s'agisse de littérature générale, de jeunesse ou même de scolaire, elles bouleversent la physionomie du marché. Tour d'horizon d'un secteur en pleine effervescence.

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Par Catherine Andreucci,
Créé le 27.02.2014 à 00h13 ,
Mis à jour le 13.02.2015 à 16h32

A Bamako, Hamidou Konaté voit le bout du tunnel. L'activité, gelée pendant les mois qui ont suivi le coup d'Etat de mars 2012 au Mali et la progression des rebelles, redémarre peu à peu. "Les gens reprennent confiance depuis que la communauté internationale se préoccupe de la situation, et depuis l'intervention militaire de la France », témoigne le directeur de la coopérative Jamana (édition, librairie, presse). "Il faut sortir de l'abîme dans lequel on était tombés. Ce ne sera pas facile, mais j'ai bon espoir d'un retour à la normale d'ici six mois. »

"Très peu de gens ont un compte bancaire au Cameroun. En revanche, tout le monde a un téléphone portable : on l'utilise comme moyen de paiement » SERGE DONTCHUENG KOUAM- Photo CATHERINE ANDREUCCI

Souvent tributaire de la situation politique des pays, le marché du livre en Afrique subsaharienne francophone connaît pourtant une réelle effervescence comme l'ont montré les Rencontres des éditeurs et libraires francophones organisées par le Bief et l'OIF à Abidjan en novembre. La création littéraire est à l'honneur au festival Etonnants voyageurs, qui se déroule jusqu'au 17 février à Brazzaville, au Congo. Et depuis une dizaine d'années, de nouvelles maisons d'édition se sont créées dans cette partie du continent, en jeunesse, en sciences humaines, en littérature, mais aussi dans le scolaire, longtemps chasse gardée des éditeurs français.

Au Togo, explique Yasmin Issaka-Coubageat, responsable éditoriale de Graines de pensées, "lorsqu'on organise des cafés littéraires ou des lectures de contes aux enfants, ça prend très bien ! Le problème est que les gens lisent, mais achètent peu... ». Toutefois, les succès de librairie "made in Africa" ne manquent pas. En Côte d'Ivoire, l'auteur Isaïe Biton Koulibaly fait fureur avec La parenthèse délicieuse, Comment aimer un homme africain, Ah ! les femmes... des romances publiées par NEI-Ceda (dont Hachette est l'actionnaire majoritaire).

NOUVEAUX CRÉNEAUX

Même si les économies restent fragiles, les éditeurs cherchent de nouveaux créneaux. Pour proposer des ouvrages à un prix adapté au pouvoir d'achat local, les acquisitions de droits auprès des éditeurs français se développent. La démarche, initiée par l'Alliance internationale des éditeurs indépendants, est soutenue financièrement par l'Institut français depuis deux ans. Les livres en langues africaines sont en plein essor. Au Cameroun, "nous développons à présent la bande dessinée et les livres pour enfants, car il y a un réel marché et il faut diversifier la production, explique François NKémé, des éditions Ifrikya (littérature et sciences humaines). Mais il est encore très compliqué de rentrer dans ses frais, et nous gardons un statut associatif pour limiter les charges. » Une problématique que tranche Denis Pryen, fondateur de L'Harmattan, implanté dans 12 pays : "Pour tenir économiquement, une maison locale doit nouer des alliances avec des éditeurs étrangers ou publier des livres scolaires. »

Le marché serait-il en train de se rééquilibrer au profit des acteurs locaux ? La réalité est plus complexe. Car ce sont encore les importations et le scolaire qui procurent l'essentiel des revenus. A la Librairie de France à Abidjan, "les importations représentent 60 % du chiffre d'affaires de la librairie, et le scolaire près de 80 % », rappelle Brahima Soro, responsable du service général des achats du groupe, qui réalise 40 % de son chiffre d'affaires avec le livre. Toutefois, là aussi les choses changent. Depuis le début des années 2000, les appels d'offres pour les livres scolaires ne sont plus passés directement par les bailleurs de fonds internationaux, mais par les gouvernements. "C'est un marché en pleine mutation », confirme Jean-Michel Ollé, directeur éditorial d'Edicef et Hatier International (groupe Hachette), principal acteur sur ce terrain. "Nous ne gagnons plus tous les appels d'offres, mais comme il y en a beaucoup plus, notre CA est plutôt en augmentation. Une concurrence locale a émergé, avec un réel savoir-faire éditorial. Mais parallèlement, la gratuité instaurée par les gouvernements, surtout pour le primaire, s'est accompagnée d'une concentration, l'Etat choisissant l'éditeur qui aura de fait le monopole de la distribution. » En Côte d'Ivoire, des maisons comme Eburnie, Edilis ou Classiques ivoiriens ont décroché des marchés. Au Mali, "c'est une bouffée d'oxygène pour les éditeurs, car le livre scolaire est un peu la vache à lait !, lance Hamidou Konaté. Mais une fois que les éditeurs bénéficient de ces marchés, il est indispensable qu'ils prennent le risque de produire de la littérature générale, pour que les enfants puissent lire autre chose."

BAKCHICH

Prix du papier qu'il faut importer, coût de l'impression, surcoût des livres importés, taxes douanières, sans compter la "politique du bakchich » que fustige Denis Pryen... Les embûches ne manquent pas pour freiner l'essor du marché du livre. Dans ces conditions, le numérique serait-il la panacée ? Le taux encore faible d'équipement en ordinateurs et tablettes et le débit aléatoire des connexions à Internet pourraient limiter les projets. Mais l'omniprésence des téléphones portables ouvre des pistes. "Très peu de gens ont un compte bancaire au Cameroun. En revanche, tout le monde a un téléphone portable : on l'utilise comme moyen de paiement », explique Serge Dontchueng Kouam, directeur des Presses universitaires d'Afrique-Africaine d'édition et de services. Avec un volontaire de l'Organisation internationale de la francophonie, il travaille à transformer son site Internet en site marchand, et à numériser son fonds via les Nouvelles éditions numériques africaines (Néna) au Sénégal. Il vient aussi de créer un catalogue numérique interactif afin de faciliter la prise de commande des libraires. Cela dit, les périmètres d'activité respectifs sont souvent l'objet de débats entre éditeurs et libraires. Pourtant, tous affirment la nécessité de s'organiser et, surtout, de convaincre les gouvernements de créer les conditions pour que le marché se structure davantage.

Sous l'impulsion de René Yédiéti, le patron de Librairie de France, l'AILF (Association internationale des libraires francophones) vient de formuler des recommandations aux ministres de la Culture des 15 Etats de la Cédéao (Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest). Pour "améliorer l'accès aux appels d'offres et aux marchés publics pour les librairies locales », l'AILF préconise de leur proposer en priorité des marchés parcellisés afin que tous puissent y répondre, et d'introduire des critères qualitatifs. L'association plaide pour l'exonération de taxes et pour un soutien à la professionnalisation. Plus largement, elle incite les pouvoirs publics locaux à "accompagner les libraires dans leurs initiatives de sensibilisation au livre et à la lecture », notamment à travers la Caravane du livre, qui diffuse à coût réduit des ouvrages dans des territoires reculés. Une Caravane qui comprend, comme les librairies, de plus en plus de titres édités sur le continent.

AFRILIVRES SUR LES RAILS

Agnès Adjaho : "Faire en sorte que le livre africain puisse circuler à des coûts acceptables."

Pour les éditeurs et libraires africains, "la principale problématique, c'est la diffusion et la distribution ». Directrice exécutive d'Afrilivres depuis près d'un an, Agnès Adjaho déploie son énergie pour mener à bien des projets susceptibles de changer la donne. Créé avec le soutien financier de l'Institut français, qui avait commandé en 2011 un rapport sur la diffusion et la distribution du livre en Afrique, son poste est la clé de la relance de cette association qui réunit 28 éditeurs de 13 pays africains et qui est présidée depuis 2010 par Marie-Michèle Razafintsalama (éditions Jeunes Malgaches à Madagascar).

Ancienne gérante de la librairie Notre-Dame à Cotonou, au Bénin, Agnès Adjaho n'a pas chômé. "Il faut faire en sorte que le livre africain puisse circuler à des coûts acceptables, et faire en sorte que les libraires, les bibliothécaires, les prescripteurs sachent que tel éditeur en Afrique publie tel livre et sache où les trouver. » Des négociations avec une compagnie aérienne panafricaine, Asky, sont "en bonne voie », afin d'obtenir des tarifs préférentiels pour le transport de livres et permettre la circulation des éditeurs sur les foires et les salons en Afrique. Afrilivres travaille aussi à des partenariats avec le réseau postal africain pour établir des tarifs préférentiels et la traçabilité des envois, comme c'est déjà le cas au Bénin. "C'est un travail de fourmi qui a commencé », souligne Agnès Adjaho. La diffusion des ouvrages en Europe est aussi à l'ordre du jour.

Autre grand chantier, la refonte du site Internet Afrilivres.net, menée par Africultures, doit aboutir dans les mois à venir à une vitrine pour la production des membres. Et les éditeurs créent ou mettent à jour leurs catalogues papier.


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