Essai/Allemagne 4 septembre Wolfram Eilenberger

Dans l'histoire, 1929, c'est le krach boursier, le vendredi noir, le début d'une dégringolade qui va de nouveau embraser l'Europe puis le monde. Dans l'histoire des idées, 1929 correspond à un séisme plus discret certes mais qui bouleverse la philosophie occidentale. Martin Heidegger et Ernst Cassirer discutent de l'impératif catégorique à Davos, Walter Benjamin est au sommet de son art labyrinthique et Ludwig Wittgenstein commence ses cours à Cambridge. « J'inscris quoi ? » lui demande un collaborateur : « La Philosophie. Quoi d'autre ? » Son « What else ? » à la George Clooney est à la mesure du grand chambardement qui va façonner toutes les écoles de pensée jusqu'à aujourd'hui.

De cela, Wolfram Eilenberger a puisé la matière d'un récit qui relève de l'exploit. Car mettre en scène ces « Fab Four » des idées n'était pas gagné d'avance, d'autant que chez Heidegger le jargon s'impose. Il parvient à tricoter cela grâce à deux énergumènes. Wittgenstein, d'abord, l'ex-milliardaire autrichien qui s'est déshérité pour réfléchir, façonne son Tractatus logico-philosophicus pour dynamiter le réel à coups d'aphorismes. Walter Benjamin, nomade de la pensée et nomade tout court sur un axe Paris-Moscou, puise dans Marx et dans la cabale pour parler de tout. Il trouve dans les passages parisiens des raccourcis symboliques et dans les bordels un peu de réconfort.

Cette nouvelle pensée a germé sur les champs d'honneur de 14-18. Après le désastre, il fallait reconstruire, mais sûrement pas à l'identique. Les surréalistes sont passés des champs de bataille aux champs magnétiques. Les philosophes ont compris que Kant ne préservait de rien. L'érudition phénoménale de Cassirer puise dans la Renaissance, Heideg-ger élabore Etre et temps, Benjamin trimbale sa bibliothèque et ses carnets de ville en ville, Wittgenstein recherche le mysticisme derrière le langage.

Le rédacteur en chef dePhilosophie Magazinsen Allemagne, auteur d'Une vie meilleure(Flammarion, 2012), explique sans simplifier. Ses médiateurs sont certes quatre grands penseurs. Mais il sait que tout ne peut être dit, à l'image de la formule que Wittgenstein lance à ses examinateurs-parmi eux, il y avait Bertrand Russell !-lors de sa soutenance de thèse à Cambridge : « Ne vous en faites pas, je sais que vous ne comprendrez jamais. »

Wolfram Eilenberger
Le temps des magiciens : 1919-1929, l’invention de la pensée moderne - Traduit de l’allemand par Corinna Gepner
Albin Michel
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 22,90 euros ; 464 p.
ISBN: 9782226436900

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