Un succès très grand pour moi/3

L’Association face à la tornade Persepolis

Olivier Dion

L’Association face à la tornade Persepolis

Le succès spectaculaire de la saga autofictionnelle de Marjane Satrapi, au début des années 2000, a pris L’Association par surprise. S’il a renfloué les caisses de la maison d’édition, il a aussi déséquilibré son diffuseur-distributeur et entraîné une crise interne. Troisième volet de notre série sur les très grands succès des petits éditeurs.

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Par Daniel Garcia,
Créé le 19.04.2017 à 22h02 ,
Mis à jour le 25.04.2017 à 10h12

Le monde de la bande dessinée est habitué aux ventes d’anthologie. Mais, d’ordinaire, celles-ci sont portées par des héros masculins (Astérix, Lucky Luke, Blake et Mortimer…) de séries assises depuis des décennies sur leur notoriété, dessinés par des hommes, eux-mêmes publiés par les grands éditeurs du secteur. Avec Persepolis, tout fut inédit : une auteure, Marjane Satrapi, inconnue du public et dont c’était la première œuvre, et un petit éditeur, L’Association, fer de lance de la bande dessinée alternative, abonné aux tirages confidentiels. Pourtant, les quatre tomes de Persepolis, publiés entre 2000 et 2003 et réunis en intégrale en 2007, ont dépassé les deux millions d’exemplaires vendus. L’œuvre de Marjane Satrapi a connu un retentissement mondial. Comme le résume Jean-Christophe Menu, l’un des fondateurs de L’Association, qu’il a quittée en 2011, "la recette d’un best-seller est toujours imprévisible et donc irreproductible mais, là, nous avons affaire à une sorte de cas d’école".

Jean-Christophe Menu- Photo DAVID RAULT/L'ASSOCIATION

L’Association est fondée en mai 1990 par sept auteurs dont Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim et David B. Son nom n’est pas anecdotique puisque le statut de cette maison d’auteurs relève de la loi de 1901. En 1994, L’Association décroche sa première reconnaissance officielle au Festival d’Angoulême avec le prix Coup de cœur décerné à Slaloms de Lewis Trondheim paru l’année précédente. L’album, retiré trois fois, se vendra à 10 000 exemplaires, "ce qui était déjà exceptionnel pour notre petite structure associative", se souvient Jean-Christophe Menu. En 1999, Varlot soldat de Tardi et Daeninckx approchera des 25 000 exemplaires. Mais on reste loin des scores à six ou sept chiffres que peuvent connaître les grandes maisons.

De l’anecdote au best-seller

Et puis arrive Persepolis. Née en 1969 à Téhéran, dix ans avant la révolution qui a porté les islamistes au pouvoir et qui contraindra sa famille à l’exil, Marjane Satrapi n’a encore rien publié, mais elle a été la compagne d’atelier de David B., Emile Bravo ou Christophe Blain. Tous lui ont conseillé de réaliser une bande dessinée à partir des anecdotes qu’elle racontait sans cesse sur l’Iran, son passage par l’Autriche et son arrivée à Paris. C’est David B. qui l’amène à L’Association. "Le foulard", premier chapitre de son ouvrage autofictionnel, paraît de manière confidentielle en mai 1999, dans le 25e et dernier numéro de la revue Lapin, juste avant que la formule ne s’arrête. Marjane Satrapi propose alors de passer directement à l’édition en album : "Dès le début, elle avait planifié quatre tomes, se souvient Jean-Christophe Menu. Je lui ai promis que, quel que soit le succès, que j’imaginais tout relatif, nous les éditerions tous. Cela comptera beaucoup dans la fidélité qu’elle accordera à L’Association par la suite."

Le premier volume paraît à l’automne 2000. Ses éditeurs imaginaient-ils un seul instant détenir un futur best-seller ? "Pas du tout", répondent en chœur Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu. "Nous savions juste que c’était un bon livre, avec un œil inédit sur une culture méconnue", précise Lewis Trondheim. Et Jean-Christophe Menu de rappeler : "De toute façon, rechercher le succès commercial était aux antipodes de notre démarche." Le tirage initial du tome 1 fut de 2 000 exemplaires, comme pour la plupart des nouveautés de la maison à l’époque. Mais, en janvier 2001, Persepolis décroche le prix Coup de cœur du Festival d’Angoulême. Marjane Satrapi saura transformer ce coup de projecteur : "Elle a été une très bonne communicante auprès des journalistes", souligne Lewis Trondheim. A la parution du tome 2, le premier s’était déjà vendu à 10 000 exemplaires. "On pouvait penser que le phénomène s’essoufflerait avec le tome 2, c’est tout le contraire qui s’est produit, raconte Jean-Christophe Menu. La presse, les sollicitations, les ventes : tout s’est emballé."

La maison est vite débordée. "Tout était compliqué, car nous n’étions pas préparés à faire face à un best-seller", résume Jean-Christophe Menu. "Il était très difficile de doser le tirage des réimpressions, admet Lewis Trondheim. Nous n’avions pas l’habitude." Les libraires pestent et s’arrachent les cheveux. "Je ne me souviens pas de ruptures longues, tempère Jean-Christophe Menu, mais nous étions constamment en réimpression." Le tome 1 connaîtra 18 tirages. Le tome 4, d’emblée tiré à 30 000 exemplaires, sera retiré à 30 000 presque immédiatement. En 2006, le millionième exemplaire est vendu. L’année suivante, l’adaptation au cinéma et la publication en monovolume (intégrale) relancent encore les ventes.

Des tensions à la rupture

Le phénomène a l’avantage de renflouer les caisses de L’Association, mises à mal par la publication de Comix 2000, un livre dictionnaire de 2 000 pages. "Nous avions frôlé la faillite", se souvient Jean-Christophe Menu. Persepolis permet également d’embaucher. "Et nous avons pu publier des livres plus difficiles", relève Lewis Trondheim. Mais pareil succès génère aussi des inconvénients. "Le chiffre d’affaires est bientôt constitué par Persepolis aux deux tiers, ce qui est dangereux, souligne Jean-Christophe Menu. L’afflux d’argent amène des tensions, des disputes. Notre diffuseur-distributeur [Le Comptoir des indépendants, qui vient à peine d’être créé, NDLR] doit faire face à une demande exceptionnelle, et les autres éditeurs diffusés estimeront que cela porte préjudice à leur production. Personnellement, je m’agace de voir que Persepolis ne rayonne pas sur le label. Nous encartons des livrets pour faire la publicité d’autres de nos titres dans des dizaines de milliers d’exemplaires de Persepolis. Cela semble n’avoir aucun impact. Moralité : la vie d’un best-seller est autonome et n’a aucune retombée sur ce qui l’entoure."

Les tensions provoqueront la rupture. "En 2006, les cofondateurs, excédés, partent et laissent Menu seul aux commandes, explique Lewis Trondheim. Puis, après la grève des salariés en 2011, les anciens cofondateurs reviennent, et Menu part." Mais L’Association est toujours là. Et, comme le fait valoir Jean-Christophe Menu, "sans Persepolis,les éditeurs traditionnels ne se seraient peut-être pas tous mis à produire ce qu’on appelle aujourd’hui le "roman graphique". Après Maus d’Art Spiegelman, quinze ans auparavant, c’est probablement la deuxième bande dessinée qui s’est autant vendue chez les non-amateurs de BD. En ce sens, Persepolis a énormément contribué à bouleverser le paysage de la bande dessinée, et ce mondialement."

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