Un jeune homme raconte la torture et les viols qu’il a subis durant ses dix années d’incarcération ; fuyant aussi bien l’armée d’Omar el-Béchir que les rebelles du Sud, ce Soudanais avait tenté de rejoindre l’Ethiopie… Une femme battue par son mari explique comment sa fille avait péri avec quinze autres dans l’incendie de son école en Arabie saoudite parce que, non voilées et donc considérées par les autorités religieuses comme indécentes, elle et ses camarades n’avaient pas été autorisées à sortir de l’établissement pour être secourues… D’Irak au Soudan, ce ne sont qu’histoires d’exactions et scènes de brutalité, chaque témoignage doit être recueilli et traduit à la virgule près. Anat Ismaïl est interprète à l’ambassade du Canada à Damas, au service des demandes d’asile. Certains soirs, elle n’en peut plus, harassée par le travail et sa grossesse, elle rentre chez son père, veuf et incurable romantique, amateur de ghazals, la traditionnelle poésie courtoise perse, et de films pornos. Aux récits des demandeurs d’asile se mêle celui non moins douloureux de son histoire d’amour avec Jawal. Anat et Jawal, ç’aurait pu être Roméo et Juliette, version syrienne, les tourtereaux s’étaient connus tout jeunes et s’étaient aimés malgré leur appartenance à des communautés différentes - elle, alaouite, et lui, druze. Mais, à l’époque, Jawal militait dans un parti de gauche laïque interdit par le pouvoir. Dénoncé par son propre cousin, il fut jeté en prison. Rosa Yassin Hassan, dans Les gardiens de l’air, son premier livre traduit en français, réussit à ourdir une narration subtile aux voix multiples et à la temporalité plastique sans jamais nous perdre, si ce n’est dans le vague à l’âme et la sensualité éperdue de son personnage principal, Anat. Le roman restitue toute la complexité de la société syrienne, avec sa mosaïque ethnique et confessionnelle (assyriens, kurdes, ismaéliens, alaouites, druzes), ainsi que la tension politique prête à exploser en guerre civile.
Vies d’attente, jeunesses volées, destins étiolés, l’auteure syrienne, née en 1974 à Damas et réfugiée politique en Allemagne depuis la fin 2012, ne les livre pas avec la linéarité de la vérité documentaire mais avec la confusion du souvenir, les palpitations de l’émoi premier. Rosa Yassin Hassan révèle de manière à la fois crue et poignante la misère sexuelle des femmes. Des épouses de prisonniers sacrifient la fleur de leurs années à espérer la libération du compagnon détenu, telle la militante communiste Mayyasa qui ne se reconnaît plus dans le désir de son mari à son retour. Des jeunes filles sont unies à des hommes beaucoup plus âgés qu’elles, comme la mère d’Anat qui fut mariée à son beau-frère veuf alors qu’elle n’avait pas encore eu ses règles. Anat, quant à elle, a rencontré Pierre, un chercheur québécois. Malgré le plaisir et la tendresse partagés, elle dit toujours appartenir à Jawal en prison. Jawal en sort après quinze ans. Est-il le même ? Et, elle, pourra-t-elle encore l’aimer ? Sean J. Rose
