Débarquement

Le livre s’en va t’en guerres

A bord d’un LCVP, des soldats alliés se préparent à débarquer. - Photo NARA/EDITIONS OUEST-FRANCE/GAMMA-RAPHO

Le livre s’en va t’en guerres

Près de 500 titres sur les deux guerres mondiales viennent de paraître ou arriveront bientôt dans les rayons histoire, à quoi il faut ajouter la production de 2013, et des livres illustrés, des BD, des romans… Les éditeurs regrettent une dispersion des ventes, tandis que les librairies constatent un réel intérêt du public.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 23.05.2014 à 02h34 ,
Mis à jour le 05.06.2014 à 19h23

François Hollande, Barack Obama, Elizabeth II, entre autres chefs d’Etat, célébreront le 6 juin, à Ouistreham, sur Sword Beach, le 70e anniversaire du Débarquement en Normandie : ce sera l’ouverture de la commémoration "des combats de la Résistance, des débarquements, de la libération de la France et de la victoire sur la barbarie nazie" selon la dénomination de ce programme supervisé par les pouvoirs publics, qui doit durer jusqu’en 2015. En dépit des lourdeurs et tractations politiques qui ont accompagné cette organisation, c’est l’assurance d’une couverture médiatique abondante, et l’espérance de ventes importantes pour les éditeurs qui publient sur le sujet.

"Tout va se jouer là", pronostique Olivier Bétourné, P-DG du Seuil, qui a publié en avril une version augmentée et illustrée d’une Histoire du Débarquement en Normandie : des origines à la libération de Paris d’Olivier Wieviorka, un des spécialistes de la Seconde Guerre mondiale, très sollicité. "C’est l’historien du sujet, il sera invité par tous les médias", prévoit Séverine Nikel, éditrice chargée de l’histoire et coordinatrice des sciences humaines. Une réimpression est lancée pour compléter le tirage initial de 6 000 exemplaires, et il est prévu de faire appel, si nécessaire, au système de fabrication FastLine de Pollina.

Comme à chaque anniversaire, "seuls événements prévisibles à coup sûr", s’amusent à moitié les éditeurs, il y a en effet pléthore de bons ouvrages, et il est primordial pour chacun d’entre eux de satisfaire les achats d’impulsion, qui risquent de se reporter sur les concurrents si leurs titres manquent. Les éditions Ouest-France, adossée à une solide diffusion locale, ont anticipé totalement l’événement, en publiant ou en remettant en vente dès 2013 quelque 70 titres sur le 6 juin 1944 et sur la Seconde Guerre mondiale. Près de 500 titres sont disponibles ou à paraître d’ici au mois d’août sur les deux conflits, selon les bibliographies disponibles sur Livreshebdo.fr. Il faut y ajouter ce qui a déjà été publié l’an dernier, et la production en livres illustrés, BD, jeunesse, littérature, poche, soit plusieurs centaines de références.

 

Tous les rayons.

Lors du défilé du 14 Juillet à Paris qui devrait réunir les porte-drapeaux des 70 belligérants de la Première Guerre mondiale, la France se tournera cette fois vers le centenaire du premier conflit. Le sujet irrigue tous les rayons, littérature comprise entre autres avec le prix Goncourt de Pierre Lemaitre, toujours dans les meilleures ventes depuis sa publication (en 27e position cette semaine). Le lancement officiel avait eu lieu avec presque un an d’avance, lors du discours prononcé le 7 novembre à l’Elysée par François Hollande. Un agenda anticipé aussi par les médias et la plupart des éditeurs, qui ont publié nombre d’ouvrages sur la guerre de 14-18 dès le second semestre 2013. Il s’agissait d’étaler la programmation autour de ces deux commémorations, et de miser aussi sur les ventes de fin d’année, avec les beaux livres, ou encore les classiques de la littérature des tranchées : en octobre, Flammarion a réédité au complet Ceux de 14 de Maurice Genevoix, dans un fort volume de près de 1 000 pages (25 euros, 6 700 ventes selon Ipsos), Gallimard a fait de même avec Le feu d’Henri Barbusse (Folio), au programme des prépas scientifiques pour la rentrée 2014-2015 (édition pédagogique à venir aussi chez GF), et Albin Michel reprendra en septembre prochain et en grand format Les croix de bois de Roland Dorgelès.

 

Le thème guerrier et historique ramène aussi des hommes en librairie, et notamment au rayon littérature, habituellement plus féminin, ou parmi les beaux livres. Les Arènes se sont ainsi distinguées avec leurs deux références publiées fin 2013, et figurant dans le tableau des meilleures ventes : Les poilus : lettres et témoignages des Français dans la Grande Guerre, un livre-objet de Jean-Pierre Guéno avec des fac-similés (14 000 ventes selon Ipsos), et Jours de guerre, une sélection des archives photo du quotidien illustré Excelsior (10 000 ventes, pour un livre à 50 euros).

En BD, Casterman (groupe Madrigall) s’est beaucoup investi sur ce centenaire, fort de l’œuvre de Tardi qui a puisé une partie de son inspiration dans la révolte que ce conflit a soulevé chez lui. L’exposition sur Putain de guerre !, d’abord montée au Festival d’Angoulême, vient de reprendre à l’espace Niemeyer (Paris), pour six semaines. La toute dernière réédition de janvier s’écoule à environ 250 exemplaires par semaine. C’était la guerre des tranchées sera aussi réédité en septembre.

 

Pour les jeunes.

A destination de la jeunesse, Casterman publie des albums sur la guerre dans ses collections "L’histoire de France en BD", "Des enfants dans l’histoire". Gallimard Jeunesse est au rendez-vous avec des classiques comme Cheval de guerre de Michael Morpurgo (une centaine de ventes hebdomadaires, le triple pendant les vacances), la réédition de La Première Guerre mondiale de Simon Adams dans la collection "Les yeux de la découverte", ou encore un livre document, Le journal d’un poilu, tous estampillés en couverture "commémoration de la Première Guerre mondiale". Les éditeurs jeunesse répondent ainsi à la demande suscitée par les enseignants, également mobilisés sur la transmission de ces événements historiques - le portail Eduscol.education.fr leur fournit un appareil pédagogique remarquable.

 

Dans l’édition d’histoire proprement dite, Flammarion affiche une belle réussite avec Les somnambules : été 1914, comment l’Europe a marché vers la guerre de Christopher Clark, un texte très dense (668 pages, 25 euros) qui renouvelle l’analyse des origines du conflit, et lui trouve habilement des échos avec les incertitudes géopolitiques actuelles. Flammarion annonce 25 000 exemplaires sortis, selon Mary Leroy, éditrice chargée de l’histoire. Fayard s’est de son côté lancé dans la traduction de La Première Guerre mondiale, une somme en trois volumes publiée chez CUP, qui deviendra une vente du fonds.

 

Rampes de lancement.

Plus généralement, les spécialistes abordent ces commémorations en redoutant une dispersion des ventes, qu’ils tentent de limiter en s’appuyant sur leurs auteurs reconnus : Olivier Wieviorka pour la Seconde Guerre mondiale, se partage entre le Seuil et Perrin, et Eric Le Naour, pour la Première Guerre mondiale, entre Perrin et Fayard. Antoine Prost signe au Seuil, et Max Gallo, dans un autre registre, fait le bonheur de XO.

 

Il s’agit aussi d’être bien informé sur l’angle des commémorations. Les 177 Français débarqués le 6 juin 1944 sous l’uniforme britannique à Sword Beach, le lieu des commémorations de 2014, seront particulièrement mis en valeur. Albin Michel, Fayard, Tallandier y consacrent ainsi chacun un titre.

La télévision est une autre rampe de lancement. Flammarion a publié le livre illustré accompagnant Apocalypse - la 1ère Guerre mondiale à la suite de la série programmée sur France 2 (environ 4 300 ventes pour le moment). La Martinière accompagne "Thalassa" (France 3) qui diffusera le 30 mai D-Day, ils ont inventé le Débarquement, un reportage d’archéologie sous-marine sur les épaves du Débarquement au large des côtes normandes (95 pages, 20 euros). Acropole propose Sacrifice à partir du programme du même nom sur TF1. Tallandier a saisi l’opportunité d’un documentaire sur France 3 consacré à La France sous les bombes alliées, tout juste diffusé, pour publier la traduction d’une recherche de l’historien anglais Andrew Knapp sur ce sujet. "C’est aussi un thème qui ne pouvait pas vraiment être traité auparavant", remarque Xavier de Bartillat, P-DG de la maison, qui s’appuie sur l’évolution des esprits et des centres d’intérêt pour publier Invasion ! Le Débarquement vécu par les Allemands de Benoît Rondeau.

Côté presse, Perrin a préparé, en collaboration avec L’Express, Le siècle de sang, qui recense vingt conflits de 1914 à 2014. Enfin, les rééditions de fonds riches, notamment chez Larousse, en poche ou retravaillés dans un autre format, permettent de relancer des titres en limitant les risques. Perrin et Tallandier font de même. <

Jean-Noël Jeanneney : "Il y a moins d’affectivité dans les débats"

"La présence des derniers acteurs est une des raisons pour lesquelles il a été jugé nécessaire de commémorer les 70 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale." Jean-Noël Jeanneney.- Photo O. DION

"Publier, publier, publier", exhorte Jean-Noël Jeanneney dans son essai paru en septembre 2013 au Seuil (1) : historien, membre du haut comité des commémorations nationales, l’ancien président de la BNF, parmi les multiples fonctions qu’il a exercées, estime que le centenaire de la Première Guerre mondiale doit notamment être l’occasion de faire connaître les multiples traces écrites et archives laissées par les contemporains de l’événement.

Analysant brièvement pour Livres Hebdo l’historiographie du conflit, il rappelle que celle-ci porte toujours "l’empreinte des préoccupations contemporaines : aujourd’hui, elle s’intéresse à la manière dont cette machine infernale a pu s’enclencher, par rapport à la construction européenne actuelle". C’est un retour sur la recherche des responsabilités, "moins passionnée car il n’y a plus les enjeux que portait cette quête dans l’immédiat après-guerre". "Les oppositions entre les historiens se calment, que ce soit à propos des mutineries, des fusillés, ou des raisons pour lesquelles les combattants ont tenu, entre la contrainte et la volonté patriotique, tout ça est étudié", ajoute Jean-Noël Jeanneney.

La disparition des acteurs a aussi libéré l’analyse historique, et un phénomène similaire est à l’œuvre en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale, la Résistance, la libération de la France : "Nous sommes arrivés à des vérités assez nettes. Il y a moins d’affectivité dans les débats." Mais la parole directe compte toujours dans la transmission d’une mémoire : "La présence des derniers acteurs est une des raisons pour lesquelles il a été jugé nécessaire de commémorer les 70 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale", explique l’historien, qui a vigoureusement milité pour une séparation claire des deux anniversaires : "Il ne faut pas tout mélanger", insiste-t-il.

(1) La Grande Guerre, si loin, si proche, réflexions sur un centenaire, Le Seuil, 158 pages, 16 euros, 2013.

Libraires mobilisés, lecteurs conquis

 

Les libraires ne se plaignent pas de l’afflux de production, au contraire, et constatent l’intérêt du public, y compris pour des titres exigeants.

 

"Je referai une table à la rentrée, et je mettrai en frise dans la vitrine la BD de 7 m de long de Joe Sacco sur La Grande Guerre." Philippe Aubier, librairie Fontaine Haussmann, Paris.- Photo OLIVIER DION

A Blois, la ville du festival des Rendez-vous de l’histoire, la librairie Labbé préparait pour les prochains jours toute une vitrine sur le Débarquement. Olivier Labbé dispose de matériel et d’objets divers qui lui permettront de mettre les livres en scène, explique Béatrice Pierre, responsable du rayon histoire de la librairie : "Le thème a très bien marché pendant les fêtes, notamment les beaux livres dont nous avons réalisé tout un panneau." La fête des Pères, le 15 juin , devrait aussi encourager les ventes de ce rayon très masculin. Les 15 éditions du festival ont aussi aiguisé l’appétit des lecteurs locaux pour des sommes exigeantes, telles Les somnambules (Flammarion) ou La Première Guerre mondiale (Fayard). "Il y a une réelle curiosité en province, plus qu’à Paris", constate l’historien Jean-Noël Jeanneney, vu les nombreuses invitations que lui valent ses deux livres publiés sur la Grande Guerre.

 

"Il n’y a aucun rejet du public."

A Paris, Philippe Aubier, responsable de la librairie Fontaine Haussmann (8e arrondissement) et passionné d’histoire, a vendu quelque 150 exemplaires des Somnambules, "qui continue à sortir beaucoup. C’était une bonne idée de lancer une première salve assez tôt sur la Première Guerre mondiale. Et il n’y a aucun rejet du public, contrairement à ce que je craignais en raison de l’afflux de sujets dans les médias, et de publications dans l’édition", commente-t-il, intarissable sur le fonds qu’il a réuni en histoire et en littérature. "Je referai une table à la rentrée, et je mettrai en frise dans la vitrine la BD [7 m de long !] de Joe Sacco sur La Grande Guerre", prévoit-il.

 

A l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, dans la Somme, Amélie Allou, responsable du point de vente, se reconnaît "assez débordée par l’afflux de livres et de visiteurs : c’est la course depuis notre réouverture le 1er mars". Son principal souci est de veiller aux réassorts pour éviter les ruptures de stock, en arbitrant entre les multiples références (DVD, gadgets, produits régionaux, vaisselle, etc.) qu’elle doit aussi faire tenir dans une boutique de 50 m2. Au Mémorial de Caen (Calvados), près des sites du 6 juin 1944, Pascal Brémenson, responsable de la librairie, dispose de plus de place, avec 230 m2, et de plus de moyens (5 personnes). "Le Mémorial reçoit habituellement 380 000 personnes par an. Nous en attendons 450 000 cette année, mais c’est une estimation prudente par rapport aux 500 000 de 2004", explique le libraire, qui a suivi l’évolution des nouveautés : "En BD et en jeunesse, la production a augmenté en quantité et en qualité. En histoire, les auteurs traitent maintenant de toute la bataille de Normandie, sans se limiter au seul Débarquement."

En Belgique, l’immense librairie Filigranes à Bruxelles s’est aussi focalisée tout d’abord sur le centenaire de la Grande Guerre dans plusieurs rayons, en raison de l’intérêt de son patron, Marc Filipson, pour l’histoire, et de la situation du pays, presque entièrement occupé de 1914 à 1918. "Mais à part quelques best-sellers, l’intérêt est resté relatif", estime Thomas Ferrando, un des libraires du rayon histoire. En jeunesse, les travaux scolaires ont porté la demande, constate Loïc Gaume. <


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