Photo © BRICE AGNELLI

Il n'y aurait pas eu l'impressionnisme sans l'invention de la peinture en tube... Y aurait-il eu les monochromes bleus de Klein sans Edouard Adam ? On sait l'importance de la technique dans l'histoire des mouvements artistiques. Edouard Adam est l'un de ces chimistes de l'imaginaire. Homme de l'ombre sans qui les oeuvres de nombreux artistes du XXe siècle n'auraient pas vu le jour sous cette forme, il promène à 80 ans sa silhouette d'échalas autour de Montparnasse. Adam est une figure du quartier à laquelle on lance un "bonjour monsieur Adam" sur ces chemins mille fois empruntés : ici tous le saluent, du kiosquier à qui il achète les quotidiens deux fois par jour aux serveurs du Sélect, où il aime à s'attabler, commençant toujours par saluer Mickey, le gros matou de 18 ans et demi. Ce vrai "Montparno" a officié pendant cinquante et un ans à la droguerie ADAM, fondée par son grand- père, où se sont croisés pendant plus d'un siècle les peintres et les sculpteurs du Paris encore capitale de l'art. Il se raconte dans un livre truffé d'anecdotes sur l'intimité de leurs ateliers.

Gaston Adam a installé son commerce de droguiste-marchand de couleurs en 1898, en lieu et place de la Tabagie Richefeu où les personnages des Misérables venaient boire de l'absinthe. Pour le prouver, Edouard Adam va même jusqu'à se déplacer avec une édition illustrée de 1908 du roman de Victor Hugo. En montrant une gravure, il s'anime : "On reconnaît bien les lieux. C'est la même colonne en plâtre qui trône au milieu du magasin !" Avant la guerre, la clientèle du magasin est surtout constituée de personnes désireuses de repeindre leur cuisine. Mais Edouard, tout jeune homme, croise souvent Picasso et livre les artistes à domicile. Il observe avec délectation leurs antres. "Si vous voulez connaître l'homme, connaissez l'atelier." En voyant les peintres et sculpteurs travailler, il repère les problèmes techniques, les mauvaises utilisations de produits et y va de ses conseils. Pierre Soulages, en 1949, l'encourage à développer le commerce pour les artistes. Ce qu'il fera avec autant de talent que de passion dans les années 1960 lorsqu'il succédera à son père à la tête de l'entreprise familiale, épaulé par son frère Jean, qui basculera par la suite dans l'édition et deviendra président de Vuibert ainsi que du SNE. En 1999, les deux frères finiront par vendre le magasin dans la famille depuis trois générations à un confrère, Guy Elmalek, dont le fils est à l'initiative de l'ouvrage publié en octobre.

Entre le Prusse et l'outremer

La force de la boutique est d'être aussi une quincaillerie. "Nous adaptions aux beaux-arts des produits destinés au gros oeuvre du bâtiment." Edouard a ainsi mis au point les produits stratifiés utilisés par Niki de Saint Phalle, le polyester d'inclusion pour Arman ou les vernis satinés pour protéger les mobiles de Calder et certaines machines de Tinguely. "Si tu manques d'idées, va chez Adang !" disait César avec son accent marseillais. Un jour, Yves Klein lui soumet un problème. Il cherche un bleu, hésitant entre le Prusse et l'outremer, et surtout il s'inquiète de la transformation de la couleur lorsqu'on la mélange au fixateur. "Je lui ai déconseillé le bleu de Prusse, instable, qui bouffe les autres couleurs, et je me suis mis à la recherche du médium." Dans son laboratoire, Adam cherche, furète, tâtonne et finit par trouver chez Rhône-Poulenc le rhodopas M60A. Le lumineux "bleu Klein" est né.

Edouard Adam ne s'est jamais considéré comme un chimiste. "Ce sont la pratique et la curiosité des produits et de leurs résultats qui m'ont fait acquérir la technique." Et le marchand de couleurs ne se borne pas aux expériences dans l'arrière-boutique. Il achète régulièrement le magazine américain ARTnews à La Hune, repère les nouveaux produits, écrit pour recevoir des échantillons en glissant quelques dollars dans l'enveloppe. Les peintres et les sculpteurs se confient facilement à lui - "je ne représentais aucun danger, n'étant ni artiste ni galeriste". Par amitié ou pour payer leur ardoise, les artistes lui offrent des pièces. Mais plutôt que d'évoquer sa collection, qu'on soupçonne prodigieuse, il botte en touche : "J'ai la plus belle des collections : des souvenirs que personne n'aura à ma place. Je suis un amateur d'art, pas un collectionneur." Toujours modeste, il résume ainsi, dans son livre, sa vie professionnelle au service des artistes : "Je ne collaborais pas à leur oeuvre, mais j'étais le maraîcher qui porte à un grand chef de beaux légumes pour qu'il en fasse d'excellents plats."

Edouard Adam : itinéraire d'un marchand de couleurs à Montparnasse, Chêne, 320 p., 35 euros, ISBN 978-2-8123-0447-7, sortie le 5 octobre.

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