avant-portrait > Peter Sloterdijk

Malgré son air de professeur débonnaire, il vient, tel l’agent d’assurance, annoncer que le sinistre ne sera pas couvert. Le sinistre, évidemment, c’est nous ! Peter Sloterdijk avait déjà fait le coup en 1999 en publiant Règles pour le parc humain (Mille et une nuits, 2000). Ce fut un beau tollé en Allemagne. Dans cette réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, le philosophe annonçait une société post-littéraire à l’heure de la culture de masse. Mais surtout, il expliquait que les livres avaient servi à éduquer, dresser et sélectionner, un verbe historiquement chargé outre-Rhin.

Cette polémique n’a fait que confirmer la place du penseur dans les débats contemporains. Peter Sloterdijk était déjà connu pour sa Critique de la raison cynique, véritable best-seller de l’année 1983 avec 120 000 exemplaires vendus. Cet ouvrage, traduit en 32 langues, fut salué par Jürgen Habermas comme "l’événement le plus important depuis 1945" dans l’histoire des idées en Allemagne.

Pour élaborer ses audaces théoriques, Peter Sloterdijk part toujours d’une question simple comme pour sa trilogie des Sphères commencée en 1998 : où vivent les gens une fois qu’ils savent qu’ils sont chez eux sur un globe ? En nietzschéen de gauche, il prend son époque à bras-le-corps, mais on ne sait si c’est pour l’étreindre ou l’étouffer. En tout cas, il brasse large : le post-humanisme, les manipulations génétiques, la politique, la littérature ou les religions. "Les religions, on les a définies comme des sentiments de culpabilité avec des jours fériés différents. Par conséquent, le monde est suffisamment mauvais pour les avoir méritées."

Le grand plongeon

Dans son nouvel essai, il envisage la modernité comme volonté de rompre avec le passé, la transmission du savoir et l’expérience. Entre le "après nous le déluge" de madame de Pompadour et le "pourvu que cela dure !" de Letizia Bonaparte, la mère de Napoléon Ier, il interroge notre histoire. "Ces deux mots de femmes dessinent les contours de notre époque, l’une cynique, l’autre sceptique." Cet intellectuel francophile voit la modernité comme un grand plongeon. "La chute en avant me semble être un modernisme. Elle est survenue au Moyen Age lorsque tout le monde se jetait sur le purgatoire, cette invention de la troisième voie métaphysique qui permettait à nos ancêtres d’éviter le terrorisme chrétien qui menaçait tout le monde de l’enfer éternel."

Déplorant les conséquences négatives de cette valorisation du présent et de l’immédiateté, il propose de réinscrire les sociétés dans la durée pour garantir leur liberté. Et il lâche sa formule : "Tout ce qu’on avait coutume d’appeler le passé se réduit désormais à la dette publique." Peter Sloterdijk ne fait pas dans la demi-mesure. Il a pour lui la constance et le goût des défis. En 2006, ce cycliste amateur a gravi le mont Ventoux. Mais ce dérangeur aime aussi transmettre, ce qu’il fit pendant dix ans à la télévision allemande. Au fond, la seule chose qui soit compliquée chez lui, c’est la bonne prononciation de son nom.

Laurent Lemire

Peter Sloterdijk

Après nous le déluge : les temps modernes comme expérience antigénéalogique

Payot

Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni

Prix : 25 euros ; 510 p.

Sortie : 12 octobre

ISBN : 978-2-228-91640-0

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