Hip-hop

Le rap se met à la page

La Fouine - Photo photo Claude Gassian © Flammarion

Le rap se met à la page

De plus en plus de rappeurs et de slameurs transposent l’univers de la rue dans la sphère littéraire. Si la greffe est parfois handicapée par les fantasmes qu’ils véhiculent, la culture urbaine est de plus en plus reconnue par les éditeurs comme une source unique de créativité, et comme un nouveau vecteur de ventes.

J’achète l’article 1.5 €

Par François Oulac,
Créé le 10.04.2014 à 19h32 ,
Mis à jour le 11.04.2014 à 10h08

Bien avant le remaniement gouvernemental opéré par François Hollande, c’est une autre nomination à l’Elysée qui a fait, dès début mars, hausser des sourcils. Celle, en tant que nouvelle "plume" pour les discours du chef de l’Etat, de Pierre-Yves Bocquet. Cet énarque est spécialiste… du gangsta rap américain. Il est auteur d’un livre sur cette musique sous le pseudonyme de Pierre Evil (Gangsta rap, Flammarion, 2005). Ce mariage du rap et de la politique en a surpris plus d’un. C’est oublier qu’aujourd’hui la culture urbaine et ses acteurs, longtemps marginalisés, bénéficient d’un crédit grandissant au sein des institutions. L’édition est la première à exposer ces découvertes.

Oxmo Puccino- Photo SWEET MOMENTS - LYDIE PHOTOGRAPHIE

Les dernières sorties le prouvent, les rappeurs commencent à prendre pied dans les librairies. Oxmo Puccino, l’un des pionniers de la scène française, a publié son deuxième ouvrage au Diable vauvert, 140 piles, compilation des aphorismes qu’il publie régulièrement sur Twitter. Drôle de parcours, l’autobiographie du rappeur La Fouine, dont la popularité auprès des jeunes ne se dément pas, s’est vendue à près de 13 000 exemplaires pour l’instant. "Un succès inespéré" pour le premier livre d’un jeune auteur, se réjouit-on chez Flammarion, qui l’édite. Il n’y avait qu’à voir les foules d’admirateurs qui se pressaient aux séances de dédicaces données au dernier Salon du livre de Paris par les deux artistes pour comprendre qu’il est en train de se passer quelque chose.

MC JeanGab’1- Photo © SOPHIE DARET

 

Une langue décalée.

Longtemps regardés avec scepticisme par certains éditeurs, les rappeurs trouvent de plus en plus de voix pour légitimer leur présence dans les rayons, mais le pari n’était pas gagné d’avance. Béatrice Duval, directrice de Denoël, a publié en 2012 René, un roman écrit par le rappeur Disiz. Elle se souvient de sa surprise à la réception du texte : "Quand on a eu le roman sous les yeux, on s’est retrouvés plongés dans un abîme de perplexité… On avait le sentiment qu’il n’avait pas sa place sur une table de libraire. A cause de son image de rappeur, à cause du sujet du texte, une histoire de jeunes de banlieue qui s’invectivent…" Le propos résolument populaire et sociétal, la langue fleurie et décalée des artistes issus de la culture urbaine, peuvent effrayer à première vue. Et c’est pourtant ce qui a convaincu l’éditrice. "Il fait des trouvailles incroyables dans son jeu sur la langue et sur les mots, s’émerveille-t-elle. Il y a dans son roman un sens de la répartie, un art de la vanne dans les dialogues…"

 

 

De nouveaux publics vers le livre.

Pourtant, en dépit d’une pratique revivifiante de la langue française, les rappeurs restent considérés comme des auteurs à part. "Le hip-hop n’est pas encore reconnu par la culture littéraire alors que les trois quarts des poètes français aujourd’hui sont des rappeurs", déplore Marion Mazauric, directrice des éditions Au Diable vauvert. Au dernier Salon du livre, 140 piles s’est vendu entre 100 et 150 exemplaires par jour, "une belle réussite pour un bouquin de poésie", ajoute-t-elle. L’édition, selon elle, doit permettre au hip-hop d’intégrer le patrimoine littéraire français. Avec, en prime, la possibilité d’attirer de nouveaux publics vers le livre : "Pour les jeunes, la pratique de la littérature passe par le hip-hop. Quand je vais dans les écoles, je fais passer les élèves du rap à François Villon, je leur fais comprendre qu’il s’agit de la même tradition poétique."

 

"Ce qui effraie à propos des rappeurs, estime Charlotte Ajame, attachée de presse chez Flammarion, c’est le côté "un neurone" qu’on leur attribue. Pendant la promotion de Drôle de parcours, nous n’avons pu obtenir plusieurs émissions à cause des rédacteurs en chef." La Fouine, de son vrai nom Laouni Mouhid, est un banlieusard et un ancien délinquant passé par la prison ; il souffre comme nombre de ses confrères d’une image négative… qui ne se vérifie pas en coulisses, souligne Charlotte Ajame : "J’ai travaillé avec deux rappeurs, Joey Starr [bad boy notoire et moitié du duo NTM, NDLR] et Laouni, et je leur accorde la médaille d’or du professionnalisme. Ils ne sont pas bling-bling, ils ne m’ont jamais plantée, ils ont toujours été à l’heure."

Au-delà d’un problème d’image, il subsiste une méconnaissance entre les mondes du livre et du hip-hop. Don Quichotte, petite maison d’édition dirigée par Stéphanie Chevrier, a fait de la culture urbaine l’une de ses spécialités. Y sont éditées les autobiographies de l’ex-rappeuse à succès Diam’s, du Marseillais Akhenaton - monstre sacré du genre et membre du groupe IAM -, du rappeur et ex-braqueur MC Jean Gab’1, du slammeur Grand Corps Malade, mais aussi les romans d’auteurs contemporains comme Johann Zarca, à l’univers très influencé par la banlieue.

"Je ne crois pas que les éditeurs aient de mauvais préjugés sur les rappeurs, mais je pense qu’ils ne connaissent pas le hip-hop, estime Stéphanie Chevrier. C’est une question de goût, ou de manque d’affinités. Souvent, quand un rappeur X ou Y est publié, c’est parce qu’on l’a vu à la télévision ou qu’il a vendu beaucoup d’albums." Elle ne nie pas la réputation sulfureuse de certains artistes - MC Jean Gab’1, dont elle a publié le premier ouvrage, est l’auteur du tube incendiaire "J’t’emmerde" et a longtemps frayé avec le grand banditisme. Mais elle souligne surtout la frilosité des éditeurs vis-à-vis des musiciens en général. "Il y a une défiance, un scepticisme, mais ce n’est pas propre aux rappeurs. L’édition n’a jamais vraiment pris les artistes au sérieux, remarque-t-elle. Pourtant, il y a des pépites, des diamants dans la culture urbaine. Le hip-hop imbibe toute la culture française aujourd’hui. Quand on lit Sur la tombe de ma mère, le roman de Jean Gab’1, on n’est plus dans le rap, on est bien dans de la littérature." Et de souligner, elle aussi, le pouvoir d’attraction du hip-hop pour conquérir un nouveau lectorat : "C’est difficile de savoir qui lit, mais les gens du rap et du slam amènent du public, comme Faïza Guène à ses débuts."

 

 

Une reconnaissance.

Et les rappeurs dans tout cela, comment perçoivent-ils le monde littéraire ? Avec beaucoup de respect et d’intérêt, répond-on à l’unisson. "Oxmo Puccino ressent une grande émotion d’être reconnu comme écrivain", assure Marion Mazauric, du Diable Vauvert. De même chez Flammarion, on évoque la joie de La Fouine d’être édité pour la première fois. Le rappeur des Yvelines a cessé les études très tôt. Il voit donc dans le livre une forme de réparation. "J’ai rencontré des rappeurs qui n’avaient pas forcément eu l’idée de passer à la prose, raconte Stéphanie Chevrier, mais ils ne se sentent pas illégitimes pour le faire. L’édition est un milieu qu’ils découvrent, mais ils ont beaucoup de fierté dans l’objet livre. Ils le voient comme une reconnaissance immense."

 

Selon Christian Séranot, documentariste, scénariste et éditeur, notamment passé par Le Serpent à plumes, la culture hip-hop suit un processus de légitimation similaire à celui du rock il y a quelques années. "Le rap fait encore peur à certains, par ignorance ou à cause de clichés, mais il y a une évolution. Le fait que les textes d’un artiste comme Booba [plus gros vendeur de rap français actuellement, NDLR] aient été repris par La Nouvelle Revue française prouve qu’ils sont de plus en plus pris au sérieux." <

Les dernières
actualités