Le statut du livre numérique d'occasion

Le statut du livre numérique d'occasion

La théorie de l’épuisement des droits ne s’applique pas aux livres numériques ayant été téléchargés « pour un usage permanent ». La Cour de Justice de l’Union Européenne a considéré que les copies numériques, à l’inverse des livres sur un support papier, ne se détériorent pas avec l’usage. Les copies d’occasion constituent donc des substituts parfaits de copies neuves. 

Le 19 décembre 2019, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a rendu une importante décision aux conséquences capitales pour le marché du livre numérique.
         
Revenons d’abord sur les faits. La société Tom Kabinet, implantée aux Pays-Bas revendait des livres numériques « d’occasion » auprès de particuliers à un tarif moindre que le prix public initial. L’effacement du fichier source était exigé lors du rachat, avant qu’un « filigrane numérique » ne soit posé sur la copie revendue à titre définitif. 

À la suite d’actions menées par deux associations d’éditeurs, les juridictions néerlandaises ont saisi la CJUE d’une question préjudicielle afin de savoir si les ayants-droit pouvaient s’opposer à de telles reventes, sur le fondement de la directive du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (dite DADVSI).  s

La question se posait donc de savoir si l’on pouvait admettre l’application de l’épuisement des droits sur les livres numériques. La théorie dite de l’épuisement des droits est au cœur de nombreuses affaires judiciaires américaines et désormais européennes.

En pratique, et en résumé, les contentieux opposent des revendeurs de livres d’occasion achetés à l’étranger pour être revendus aux États-Unis à des titulaires de droits pour le sol américain. La question essentielle est de savoir dans quelle mesure les droits sont « épuisés ». Cette notion n’a bien sûr rien à voir avec celle de « livres épuisés » dont il a déjà souvent été question dans ce blog.

Les textes constitutifs de l’Union européenne ont posé le principe de la libre circulation des biens au sein de l'Europe communautaire, tout en proclamant la protection des droits de propriété intellectuelle. L’épuisement est une théorie directement née de ce paradoxe. En effet, le principe de territorialité des droits de propriété intellectuelle constituait un obstacle à la libre circulation des marchandises et des services.

La jurisprudence communautaire, confrontée à la question, a élaboré la théorie de l’épuisement des droits : en clair, cette théorie prévoit notamment que la première mise sur le marché unique d’un objet protégé par un droit de propriété intellectuelle par son titulaire, ou avec son consentement, « épuise » son droit de mise en circulation de l’objet. Le raisonnement est le même pour des livres importés sur le territoire américain.

Certaines branches de la propriété intellectuelle, en particulier le droit de la propriété industrielle, sont familières de cette théorie, qui a été reprise dans un certain nombre de directives. C’est ainsi que le Règlement de 1993 sur la marque communautaire précise que « le droit conféré par la marque communautaire ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté sous cette marque ou avec son consentement». Il en est de même dans la directive du 13 octobre 1998 sur les dessins et modèles, récemment transposée en droit interne français.

En droit d’auteur, l’épuisement reste néanmoins une théorie moins répandue qu’en droit de la propriété industrielle. En pratique, elle ne permet que la revente d’un produit culturel déjà licitement mis sur le marché. L’ensemble des autres modes d’exploitation d’une œuvre reste soumis au contrôle du titulaire des droits de propriété littéraire et artistique. Mais il est fait référence à l’épuisement dans la désormais fameuse directive du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur.

L’article 4 de la directive dispose que le droit de distribution « relatif à l’original ou à des copies d’une œuvre n’est épuisé qu’en cas de première vente ou de premier transfert de propriété dans la Communauté de cet objet par le titulaire du droit ou avec son consentement ».

La théorie de l'épuisement a été en revanche expressément écartée par la directive de 1992 sur le droit de prêt et de location. Depuis lors, plusieurs décisions de la Cour de justice des communautés européennes, rendues en matière de droit de location, ont assuré les détenteurs de droits du contrôle qu’ils conservent sur de tels modes d’exploitation des œuvres. Selon la décision de décembre dernier, la diffusion d’un tel ouvrage relève du droit de communication au public et non du droit de distribution. La théorie de l’épuisement des droits ne s’applique pas aux livres numériques ayant été téléchargés « pour un usage permanent ».

Pour écarter l’application de la théorie de l’épuisement aux livres numériques,  les juges ont estimé que « le législateur de l’Union avait eu l’intention de réserver cette règle d’épuisement à la distribution d’objets tangibles, tels que des livres sur support matériel ». Les magistrats ont considéré que les copies numériques, à l’inverse des livres sur un support papier, ne se détériorent pas avec l’usage. Les copies d’occasion constituent donc des substituts parfaits de copies neuves. 

Et la Cour de prendre également en compte les retombées financières pour les éditeurs et les auteurs. Elle précise que les échanges de ces copies ne nécessitent ni efforts ni coûts additionnels, de sorte qu’un marché parallèle de l’occasion risquerait d’affecter la possibilité pour les auteurs d’obtenir une rémunération appropriée.  Pour éviter de telles conséquences, les juges ont estimé que les pratiques de la société s’apparentaient à une nouvelle « communication au public » nécessitant l’autorisation préalable des ayants-droit. 

La mise à disposition d’un livre électronique est d’ailleurs en général accompagnée d’une licence d’utilisation autorisant seulement la lecture de celui-ci par l’utilisateur ayant téléchargé le livre électronique concerné, à partir de son propre équipement.

De ce fait, la Cour estime qu’une communication telle que celle effectuée par la société Tom Kabinet est faite à un nouveau public. 
 
 

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