Subjugués par "la beauté et la grandeur de ce pays", les baleiniers britanniques chassant aux abords du Groenland consignaient très simplement dans leurs journaux de bord, autour des années 1820, l’intense émotion esthétique ressentie face aux paysages polaires… Ces mêmes déserts de neige et de glace "qui, en été, deviennent des plaines d’eau libre", l’immense toundra, ont inspiré cent cinquante ans plus tard les Rêves arctiques de Barry Lopez.
Gallmeister réédite dans sa collection "Nature writing", dans une traduction révisée, ce classique datant de près de trente ans, récompensé l’année de sa parution en 1986 par le National Book Award, paru en français chez Albin Michel en 1987, puis en 1993 chez 10/18, mais indisponible depuis plusieurs années : une fresque de 500 pages consacrée au Grand Nord que son auteur a parcouru pendant plus de quatre ans, du détroit de Béring, à l’ouest, au détroit de Davis à l’est (des cartes sont utilement fournies). Un récit qui mêle documentaire et méditation, un voyage contemplatif et analytique, méticuleux et mystique, au cours duquel l’écrivain se fait tour à tour naturaliste, botaniste, climatologue, historien, géographe ou anthropologue, sans se départir de sa position de rêveur amoureux… Décrivant gloutons, courlis aux pattes graciles, grands labbes agressifs, harfangs des neiges, buses pattues, hardes de caribous, bœufs musqués, lemmings à collier, lagopèdes alpins, alouettes hausse-col, pluviers bronzés, spermophiles, grizzlis et autres acclimatés de ce rude territoire, "l’épais tapis de saules et de bouleaux, très petits et très vieux" qui donne l’impression de "marcher sur une forêt", les infinies nuances de la pénombre boréale…
L’explorateur loue l’"innocence" du monde arctique, "le plus jeune écosystème de la terre", 10 000 ans seulement. Et s’inquiète de l’arrivée d’une modernité que l’explorateur jugeait déjà, il y a trente ans, comme une menace pour l’équilibre naturel. Mais Barry Lopez privilégie une approche intime et sensorielle qui fait écho à d’intemporelles questions métaphysiques - "Je me demandais d’où ces animaux étaient venus ; où chacun de nous allait" - qui fait que cet ample et très informé récit de voyage peut se lire aussi bien comme un livre de sagesse.
Véronique Rossignol
