Il était une fois dans l'Ouest des hippies technophiles, rêvant d'un autre american way of life. Fini l'entreprise à la papa, l'entropie des grosses boîtes ou la paperasse du Big State, ce Léviathan bureaucratique ! Un modèle différent est possible, clament alors ces geeks anarchistes : l'économie numérique. Désormais tout sera fluide, égalitaire, gratuit. La gouvernance sera horizontale, les échanges émancipés du marché et le travail trop cool ! En plus, on polluera moins. Les hackers deviennent des startupers. Bienvenue dans la Silicon Valley !

Depuis les premières intuitions d'un Steve Jobs, l'eau a coulé sous les ponts jetés vers ces nouveaux territoires du digital. La révolution numérique a certes ouvert des voies inédites, écornant les anciens principes du capitalisme, mais pas forcément dans le sens escompté. Selon la théorie capitaliste classique, la concurrence engendre la baisse des prix, aussi, dans cette logique de sempiternelle compétition, s'agit-il d'investir dans l'outil de production afin de demeurer compétitif. Le progrès technique se fait l'allié du profit et vice versa. Haro sur les monopoles avec lois antitrust et stricte réglementation pour une concurrence « libre et non faussée » ! La domination numérique des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) prouve tout le contraire...

Dans Techno-féodalisme, Cédric Durand démontre avec une clarté incisive qu'on avait mal lu dans la barre du menu. Surveillance du citoyen/consommateur, manipulation du client, captation du capital sans véritable production : l'économie des intangibles se repaît de l'information d'autrui et ne produit rien en soi. C'est le retour à la rente. Le rêve californien vire au cauchemar. On est passé de la vision libertaire d'autonomie au servage globalisé - tous dépendants de la technologie créée par les géants du web auxquels nous cédons nos données (data) contre usage de leur dominium. La « glèbe numérique » est leur fief : nous moissonnons, tels les serfs au Moyen Âge pour ces maîtres du cyberespace, des informations par des clics qui les enrichissent et abdiquons notre liberté. Sans entonner l'antienne du « c'était mieux avant », l'« économiste atterré » nous alerte et appelle à une prise de conscience qui accoucherait d'une salutaire alternative.

Histoire d'un crime

Philippe Artières revient sur un fait divers troublant du XXe siècle.

Philippe Artières est un homme de dossier. Celui qui se définit comme un « miniaturiste des individus sans visage », aime en présenter toutes les pièces, puis il en tire des conclusions souvent inattendues. Il faut dire que les affaires qui l'intéressent s'avèrent souvent criminelles. Cet historien, disciple de Michel Foucault, trouve un malin plaisir à exhumer des faits divers oubliés qui nous parlent mieux que quiconque d'une époque et de ses interdits sexuels, révélant cet humus qui renvoie aux profondeurs insondables de l'âme. Cette fois, il a ressorti le cas d'un séminariste masturbateur. À l'aide d'un couteau, celui-ci a procédé à la décapitation de Jean Raulnay, son camarade de 13 ans pour assouvir une pulsion. Nous sommes près de Saint-Flour le 1er septembre 1905. La date est importante, car c'est le moment où l'Église et l'État se séparent. Dans une sorte de rituel macabre, Jean-Marie Bladier détache, par imitation sauvage, la tête du corps de son copain qu'il dépose à quelques centimètres. La presse présente alors ce jeune homme de 17 ans comme un monstre irrécupérable pour la société. Le professeur Alexandre Lacassagne voit dans cet acte un cas de « sadisme sanguinaire congénital ». Il fascine littéralement le grand criminologue lyonnais.

Philippe Artières expose les articles, l'autopsie, les expertises psychiatriques et les carnets du criminel, écrits en prison à l'initiative de Lacassagne. L'assassin aurait retrouvé dans cet exercice « un véritable lieu d'écriture de soi », une sorte de jouissance, à l'instar de celle que lui procurait l'onanisme. L'affaire Bladier ne cesse pourtant de poser question sur les motivations du jeune homme, très perturbé, qui finira ses jours dans un asile, contrairement à l'avis du médecin. Philippe Artières nous explique surtout en quoi le cas Bladier est un objet d'histoire. Il dévoile le sens d'un crime d'une violence extrême, comme l'expression d'un délire qui n'est plus canalisé par le nouveau monde social, un changement symbolique qui le laisse aller à ses pulsions de meurtre. Il aurait ainsi coupé la tête de son camarade comme on coupait celle des saints, dans une sorte de mimétisme religieux qui n'a pas été pris en compte par les experts. Qu'on soit ou non d'accord avec cette interprétation, l'histoire de ce crime reste troublante. Tout comme ce livre.

Philippe Artières
Un séminariste asassin. L'affaire Bladier, 1905
CNRS ÉDITIONS
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 16 € ; 152 pAGES
ISBN: 9782271133304

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