Les fantômes de Silvia. Puisque les mots ont un sens et que même les dictateurs en ont peur, il s'agira pour eux de toujours mal nommer le monde. C'est aujourd'hui Poutine et son « opération militaire spéciale » en Ukraine, c'était hier le « processus de réorganisation nationale » mené par la sinistre junte militaire qui s'empara par la force du pouvoir en Argentine de 1976 à 1983. L'affaire, le régime de la terreur du général Videla et consorts, est désormais largement documentée. Ce qui l'est moins, ou de manière très incomplète, c'est la vie et la mort, l'exil et le chagrin, de ceux qui par dizaines de milliers en furent les victimes. Parmi eux, une femme, très belle, d'une constante et impressionnante dignité, Silvia Labayru. Elle a 20 ans, elle est fille d'officier, lorsque, membre du groupe armé péroniste Montoneros, elle est arrêtée et transférée à l'ESMA, l'École de mécanique de la Marine, le plus grand centre de détention et d'extermination du régime. Elle est enceinte de cinq mois. Elle accouchera en détention, sera torturée, violée par ses bourreaux et libérée finalement au bout de deux ans après un appel téléphonique qui lui vaudra la vie sauve. Exilée en Espagne pour y élever sa fille, elle y subira un deuxième châtiment : la méfiance de ses anciens camarades qui ne peuvent croire qu'elle ait pu sortir vivante de l'ESMA sans avoir trahi... Les années passeront, quatre décennies, sans que jamais Silvia ne laisse tout à fait le chagrin la recouvrir. Et sans non plus, faute de penser pouvoir être entendue, rompre vraiment son silence. Jusqu'à ce qu'un jour de 2021, elle rencontre la journaliste et écrivaine Leila Guerriero, une des plus grandes plumes dans le monde d'aujourd'hui de non-fiction novel, qui va se passionner pour son histoire. Deux ans et demi d'entretiens entre les deux femmes, mais aussi avec celles et ceux qui l'ont bien connue avant et pendant l'exil, suivront et donneront naissance à un livre majeur, fascinant, horrifiant, L'appel. Le grand quotidien espagnol El País en a fait son livre de l'année, tout comme d'ailleurs Neige Sinno. Silvia Labayru et Leila Guerriero cheminent de concert parmi les ombres, femmes debout, avec la dignité et la littérature dans leurs bagages.