Les classes sociales ont disparu (des enquêtes sur la lecture)
L'analyse des catégories socio-professionnelles et du niveau de diplôme des lecteurs manque parfois aux enquêtes sur les habitudes de lecture et de fréquentation des librairies. Ce paramètre non pris en compte masque la question des inégalités sociales.
Quelles sont les différences entre classes sociales du point de vue de l’intensité de la pratique de la lecture de livre ? Le goût pour la lecture est-il affecté par la position occupée dans l’espace social ? La fréquentation des librairies dépend-elle du milieu social ? Toutes ces questions (et d’autres) ne trouvent pas de réponse dans les dernières enquêtes publiées auprès d’un échantillon représentatif de Français.
Dans les synthèses d’enquêtes, le terme « csp » (pour catégorie socio-professionnelle) est couramment employé pour saisir les différences entre milieux sociaux. Dans la dernière enquête (2023) du CNL sur Les Français et la lecture, le terme ne figure pas. Nous avons les réponses globales à toute une série de questions et parfois la mise en évidence de variations sociales mais qui se limitent à celles entre hommes et femmes ou entre classes d’âges. Les éditions précédentes de la même enquête (hormis celle de 2014) laissaient peu de place à cette question mais intégraient quelques éléments.
Par exemple, dans l’édition 2021 (qui a disparu du site du CNL mais est encore disponible ici), on pouvait savoir qu’il y avait « peu de csp- » parmi les « grands lecteurs de livres papiers » (18%). Toujours dans cette dernière livraison, il n’y a aucun résultat selon le niveau de diplôme. Cette invisibilisation des inégalités sociales ne signifie pas qu’elles ont disparu. L’enquête Pratiques culturelles des Français de 2018 nous rappelle qu’en matière d’intensité d’investissement dans la lecture, les écarts entre niveaux de diplôme et entre milieux sociaux sont plus importants que ceux entre classes d’âges ou entre hommes et femmes. Plus précisément, les écarts des premiers sont plus de deux fois plus importants que ceux des seconds. Dans le rapport à la lecture, s’il est utile de connaître l’âge et le genre des lecteurs potentiels (ou réels), il est encore plus important de connaître leur milieu social et leur niveau de diplôme.
S’agissant des publics des librairies indépendantes, la question des inégalités n’est pas tellement mieux représentée. L’enquête très riche de LObSoCo publiée en juin 2022 fournit de nombreux éléments sur l’évolution du marché du livre et sur le rapport à la librairie mais on ne sait pas si la fréquentation de ces lieux d’approvisionnement dépend du milieu social ou du niveau de diplôme. Les résultats ne sont pas fournis par la synthèse mais on peut heureusement les reconstituer à partir de la structure de l’échantillon utilisé. Et voici les résultats très intéressants qui ont été omis :
Taux de fréquentation des librairies indépendantes selon la catégorie socio-professionnelle :
Note de lecture : Un tiers des CSP+ ont fréquenté une librairie indépendante quand c’est le cas d’un cinquième des CSP- et presque un quart de la population française de 18 ans et plus.
Ces données montrent que la fréquentation des librairies indépendantes est nettement plus fréquente chez les CSP+ que chez les CSP- ou les inactifs. Il ne semble pas inutile de rappeler cette tendance quand bien même elle ne serait pas très nouvelle. Il existe une barrière sociale à franchir le seuil des librairies indépendantes.
Taux de fréquentation des librairies indépendantes selon le niveau de diplôme :
Note de lecture : 37% des plus diplômés ont fréquenté une librairie indépendante quand c’est le cas de 12% des diplômés d’un BEP ou moins et presque un quart de la population française de 18 ans et plus.
La proximité avec l’univers scolaire facilite grandement la visite dans les librairies indépendantes. Les plus diplômés ont au minimum trois fois plus de chances de s’y rendre que ceux qui le sont le moins. L’aisance, la compétence et l’appétence pour venir dans ce type de magasin n’est pas immédiate et s’acquiert notamment dans le cadre scolaire et universitaire.
La non production de ces résultats est regrettable en ce que cela occulte une partie majeure de la réalité qui structure les métiers du livre. C’est d’autant plus dommage que les enquêtes concernées sont construites par quotas en s’appuyant sur les CSP ou le niveau de diplôme. Autrement dit les résultats sont aisés à produire car les questions sont déjà posées aux personnes interrogées.
Si donc les inégalités sociales (et les classes sociales) n’ont pas disparu, pourquoi ne pas rappeler leur existence ? Il faut avouer que la persistance des écarts entre les CSP et les niveaux de diplôme ont de quoi lasser. Comment rendre intéressants des résultats montrant la permanence de l’effet des structures sociales sur le rapport à la lecture ou aux librairies ?
Relevons toutefois que les structures sociales ne sont pas inamovibles. Par exemple, la lecture de polar est peut-être moins le fait des catégories populaires que dans les années 1970. Pour le savoir, il faudrait pouvoir le mesurer et même l’enquête Pratiques culturelles des Français de 2018 ne permet pas d’accéder à ces données. De ce point de vue, on regrette le travail de mise en ligne (effectué par Olivier Donnat) des données de 2008 qui (comme l’annonce le site du ministère de la Culture) ne sont hélas « plus consultables en ligne mais uniquement dans les salles de consultation de la BnF, sur le site de Tolbiac » (!!).
On peut bien sûr aussi faire l’hypothèse que l’invisibilisation des inégalités sociales permet de maintenir intacte la croyance fondatrice de l’universalisme de la culture. Plus facile de croire à l’universalité de l’art (ou de la littérature) si on ne rappelle pas la force des déterminants sociaux à l’œuvre et l’incapacité des politiques publiques à y remédier. Casser le thermomètre pour oublier la fièvre persistante ?
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Par
Charles Knappek
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