Histoire

Les frères Goncourt en procès (2/2)

Les frères Goncourt en procès (2/2)

Les frères Goncourt ont vécu leur existence entre tragédies et mondanités, laissant une œuvre littéraire mineure mais un Journal majeur. Leur testament demandait la création dune Académie et d'un Prix. Il faudra un avocat, futur Président de la République, pour gagner contre les héritiers.

[Lire la première partie]

Dégagés de l'obligation de travailler pour vivre depuis le décès de leur mère, les Goncourt désirent en effet laisser un héritage qui permettrait d'offrir une rente aux meilleurs écrivains de leur génération. Elle leur permettrait de se consacrer entièrement à la littérature et d'échapper aussi bien à la nécessité d'avoir un travail alimentaire qu'à écrire sur commande (beaucoup sont forcés pour vivre de rédiger au kilomètre du théâtre de boulevard ou des feuilletons). La vente aux enchères de la totalité des biens des frères, après leur mort, devra constituer le capital nécessaire à la création de l'Académie Goncourt – ainsi nommée par opposition à l'Académie française, dont ils ont mal digéré qu'elle n'accepte pas dans ses rangs des auteurs qu'ils admirent - en dépit de la dureté de certains passages du Journal les concernant - tels que Baudelaire ou Flaubert.

Le 7 mai 1892, Edmond dépose chez son notaire la version finale du testament, qui après bien des remaniements et corrections précise en détail ses volontés :
« Je nomme pour exécuteur testamentaire mon ami Alphonse Daudet, à la charge pour lui de constituer dans l'année de mon décès, à perpétuité, une société littéraire dont la fondation a été, tout le temps de notre vie d'hommes de lettres, la pensée de mon frère et la mienne, et qui a pour objet la création d'un prix de 5000 F destiné à un ouvrage d'imagination en prose paru dans l'année, d'une rente annuelle de 6000 francs au profit de chacun des membres de la société. (…)
Cette société se composera de dix membres qui seront :

1. Alphonse Daudet ;
2. Huysmans ;
3. Octave Mirbeau ;
4. Rosny (l’aîné) ;
5. Rosny (le jeune) ;
6. Léon Hennique ;
7. Paul Margueritte ;
8. Gustave Geffroy ;
9… ;
10… .

Dans le cas où, à l’ouverture de mon testament, il y aurait des décédés ou refusants, les survivants éliront les successeurs des membres décédés ou refusants. Le président, pour la première année, sera de droit le plus âgé des membres qui existeront à mon décès.
Pour avoir l’honneur de faire partie de la Société, il sera nécessaire d’être homme de lettres, rien qu’homme de lettres, on n’y recevra ni grands seigneurs, ni hommes politiques. (…)

Mes exécuteurs testamentaires, les associés à la création de la jeune Académie que je fonde, la devront faire reconnaître d’utilité publique, afin de recevoir tous autres dons et legs. (…)
À l’égard des 5.000 livres de rente de surplus, elles seront employées à faire les fonds d’un prix annuel destiné à rémunérer une œuvre d’imagination.
Ce prix sera donné au meilleur roman, au meilleur recueil de nouvelles, au meilleur volume d’impressions, au meilleur volume d’imagination en prose, et exclusivement en prose, publié dans l’année.

Les membres de la Société feront une chose aimable à ma mémoire s’ils veulent bien l’appeler "le prix des Goncourt".
Et j’entends que si, plus tard, des legs étaient faits à la Société fondée par moi, ce prix d’imagination en prose que je veux être le seul et unique prix décerné, j’entends qu’il ne puisse jamais dépasser la somme de 10000 francs et que le surplus soit destiné à l’achat d’un hôtel comme lieu de réunion et de séances, et, l’hôtel acheté, à l’augmentation du traitement des membres de la jeune académie.
Mon vœu suprême, vœu que je prie les jeunes académiciens futurs d’avoir présent à la mémoire, c’est que ce prix soit donné à la jeunesse, à l’originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme. Le roman, dans des conditions d’égalité, aura toujours la préférence.
Le prix ne pourra jamais être donné à un membre de la Société. »

L'ouverture du testament

Alphonse Daudet est depuis longtemps très proche des deux frères.  Il racontera, dans un texte émouvant intitulé Ultima, les derniers jours d'Edmond, qui s'éteint le 16 juillet 1896 : « Soudainement sa main, dont la brûlure s’apaisait depuis quelques instants, sa main s’est retirée des miennes, en hâte, presque durement. L’agonie, paraît-il, a de ces mouvements spasmodiques. Pour moi, ç’a été comme un départ qu’on précipite, l’ami que l’heure presse et qui s’arrache brusquement à vos adieux. Ah ! Goncourt, compagnon loyal et fidèle… »

Deux jours après le décès d’Edmond, le testament est décacheté à l'office de Maître Duplan, notaire, en présence d'Alphonse Daudet, à peine remis des funérailles, et de Léon Hennique, autre ami du défunt.

La charge incombera donc aux deux proches d'organiser la vente des biens des frères Goncourt, de placer le capital de sorte qu'il rapporte suffisamment d'intérêts, de créer l'Académie (et d'obtenir la déclaration d'utilité publique), d'en désigner les membres et d'organiser le premier Prix Goncourt.

Mais les choses n'iront pas simplement. Car, même si les frères Goncourt ne laissent aucune descendance, ils ne sont pas pour autant dépourvus de famille. Et ce sont dont de lointains héritiers qui se manifestent peu de temps après l'ouverture du testament, lequel a été abondamment cité dans les journaux et les gazettes, certains mêmes, comme La Liberté, l'ayant publié en quasi-totalité. 

Les parents éloignés contestent avec véhémence et réclament les volontés d’Edmond. Il apparaît très vite que l'idée de dilapider tout ce bon capital pour nourrir des écrivains incapables de gagner leur pain par eux-mêmes leur est difficile à supporter.

Contestation du testament

Par la voix de Charles Chenu, célèbre avocat de l'époque, qui vient de faire la une de tous les journaux en s'illustrant dans des affaires ayant passionné le public, ils assignent donc les exécuteurs testamentaires en justice et entendent bien faire reconnaître la nullité du testament.

Les arguments ne manquent pas : d'abord les bizarreries formelles du document, qui présente plusieurs incohérences de dates – et on peut imaginer en effet que leurs dernières volontés ayant été écrites, réécrites, remaniées, corrigées et retravaillées avec abondance par les deux frères, puis par le survivant, pendant plus de deux décennies, et se voulant, bien plus qu'un simple testament, un manifeste en faveur de la littérature autant qu'une déclaration d'amitié (envers Daudet entre autres. Ces digressions donnent du grain à moudre à un avocat plus amateur de procédure que de poésie !

En sus, maître Chenu soulève l'impossibilité, selon lui, de transmettre un capital à une personne morale (la future Académie Goncourt, autrement dit) qui n'existe pas au moment où le testament est rédigé.

L'audience s'ouvre en juillet 1897 ; les débats dureront cinq jours et les gazettes se feront l'écho de la haute tenue des interventions, dignes d'un salon littéraire autant que d'un prétoire.

La plaidoirie de Maître Chenu est, pour les amateurs d'effets de manche, un régal. Pendant plusieurs heures, il s'attache à démolir non seulement le testament, mais encore son auteur lui-même, Edmond de Goncourt, ainsi que son projet, fumeux à ses yeux, d'Académie concurrente à la seule, la vraie, celle qui fut fondée en 1634 par le Cardinal de Richelieu, rejouant pour le régal des spectateurs la querelle des anciens et des modernes.

Il faut « renoncer à la vaine chimère de laisser après [soi] une œuvre perpétuelle », assènera-t-il. « Finissons-en donc avec cette œuvre mal inspirée, mal conçue et morte née ! Finissons-en dans l’intérêt même de la mémoire d’Edmond de Goncourt ! Finissons-en dans l’intérêt des lettres françaises », telle est sa conclusion.

Un futur président de la république

Les modernes, ce sont le lendemain qu'ils s'expriment, par la voix de l'avocat de Daudet et Hennique, maître Raymond Poincaré. L'adversaire – et ami – de Charles Chenu n'est pas non plus un inconnu, puisque ce futur Président de la République est, à quarante ans à peine, vice-président de la Chambre et a été trois fois ministre.

C'est pour lui une évidence de plaider afin de défendre la future existence de l'Académie Goncourt : quelques années auparavant, alors ministre de l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, il a élevé Zola au grade d'officier de la Légion d'honneur – et encore avant cela, en 1883, simple journaliste, il prenait parti pour Edmond de Goncourt et le naturalisme, contre tous ceux qui accusaient cette littérature de tous les maux.

Sa plaidoirie, qu'il a peaufinée et retravaillée presque toute la nuit précédant l'audience, n'est peut-être pas aussi flamboyante que celle de son confrère, mais porte tout de même ses fruits. « Son talent est fait de mesure », écrira de lui César Campinchini dans Je sais tout. « Oh ! Ce ne sont pas ces brusques élans, ces grands coups d’aile, ces apostrophes enflammées qui vous font frissonner et vous enlèvent. Non ! son art est tout autre, c’est la raison ailée, la clarté lumineuse, l’équilibre des facultés, le triomphe de la méthode et de l’ordonnance : art français par excellence ».

Sa péroraison, adressée aussi bien à son confrère (qui en saluera l'excellence) qu'aux « héritiers d’occasion, moissonneurs de passage ou glaneurs de rencontre », rassemblée par « une coalition d’intérêts, de convoitises et de rancunes », sera nette et précise : « Planter, bâtir, fonder, c’est toujours essayer de laisser après la mort une parcelle de vie et de mettre dans la mobilité de ce qui passe un peu de l’immobilité de ce qui dure. Illusion, dites-vous ? Vous voulez que ce soit une illusion ? Si c’en est une, mon cher confrère, n’ayez pas la cruauté de l’enlever à vos semblables et associez-vous à la jurisprudence pour leur laisser ce rêve consolateur. »

Le ministère public, le 22 juillet, se rallie à Maître Poincaré ; dès lors, la décision est sans surprise et, le 5 août 1897, déboute les héritiers malheureux, en confirmant la légalité du testament des frères Goncourt.

Un lent démarrage

L'Académie est créée en janvier 1902 ; un an plus tard, presque jour pour jour, elle est déclarée d'utilité publique ; le prix est décerné pour la première fois en 1903 à un certain John-Antoine Nau pour son roman Force ennemie...
Quant au premier scandale attestant de l'importance obtenue par le prix, il ne tarde pas ! En 1919, Albin Michel couvre l'un des livres finalistes avec la fameuse bande rouge estampillée « Prix Goncourt » (elle orne les romans lauréats depuis 1906), inscrivant en petits caractères la mention « quatre voix sur dix » ...

Comme chacun sait, le gagnant de cette année-là est Marcel Proust avec À l'ombre des jeunes filles en fleur, et Gallimard, son éditeur, ne goûte que modérément la plaisanterie, qui coûtera à son instigateur la coquette somme de 2 000 francs de dommages et intérêts.

Signalons aussi, au chapitre des folies provoquées par le prix, que ce dernier a toujours été voté à huis-clos et dans le plus grand secret, les délibérations ne sortant pas davantage du salon privé où elles se déroulent que ne doivent filtrer les débats d'un jury d'assises, à l'exception notable de l'année 1958, qui a vu un journaliste se cacher dans un placard, armé de son micro, pour n'en perdre aucune miette. Pris sur le fait, il jura de ne point se servir de l'enregistrement. 

Gageons que les deux frères auraient savouré ces épisodes, qui sont dignes de leur Journal.
 
 
 
 

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