Enquête

Les indés : l'art (fragile) de la joie

Les locaux des Éditions Le Tripode, à Paris. - Photo OLIVIER DION

Les indés : l'art (fragile) de la joie

Elles ont été créées entre 2008 et 2015. Après une dizaine d'années d'existence, ces maisons d'édition indépendantes empruntent des chemins de traverse qui leur sont propres. La liberté des éditeurs et éditrices ne va pas sans d'éventuelles difficultés, mais elle est aussi et surtout le moteur d'un investissement souvent total.

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Par Cécilia Lacour, Souen Léger
Créé le 21.04.2023 à 15h55

Il existe quelque chose de mystérieux dans la cohorte des maisons d'édition indépendantes, dont le nombre s'élèverait à 2 240 en France selon l'estimation réalisée par la Fédération nationale des éditions indépendantes (FedEI) en partenariat avec l'Agence régionale du livre Provence-Alpes-Côte d'Azur. Elle a été dévoilée lors des Assises nationales de l'édition indépendante, organisées les 2 et 3 février 2023 à Aix-en-Provence, qui ont tenté de lever le voile sur cette corporation hétéroclite, âgée en moyenne d'une quinzaine d'années. Pour la sociologue Sophie Noël, l'indépendance dans l'édition « incarne une forme d'idéal, d'aspiration au retour à une période mystifiée d'avant la concentration de l'édition dans les années 1980 ». C'est bien face à la concentration à l'œuvre qu'ils se positionnent. « L'indépendance donne la capacité de publier un livre susceptible de déranger des intérêts puissants sans risque d'être censuré ou de devoir s'autocensurer », défend Guillaume Allary.

Fragilité économique

Venus d'horizons multiples, les indés cultivent l'art du défrichage. D'ailleurs, seule la moitié des salariés de ces structures a suivi une formation spécifique aux métiers du livre. Un apprentissage « sur le tas » qui ne va pas sans son lot d'erreurs, de demi-tours et d'accélérations. « Après avoir eu deux salariés, ce qui nous épuisait financièrement, j'ai fait un pivot en 2016 en externalisant les fonctions supports. À présent, la ressource interne, c'est un apprenti et moi », retrace David Meulemans, président d'Aux Forges de Vulcain. Créées en 2010, celles-ci sont bénéficiaires depuis quatre ans. « Tout est réinvesti. Quand nous aurons atteint notre plafond, on passera d'une logique de croissance à une logique de gestion », complète l'éditeur. Fondateurs de Locus Solus, Sandrine Pondaven et Florent Patron partagent cette stratégie : « Ne pas avoir d'actionnaires implique de ne pas avoir à verser de dividendes : tout est gardé au sein de l'entreprise et réinvesti dans nos projets. Cela nous a notamment permis de survivre au Covid. »

 

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Aux Assises nationales de l'édition indépendante à Aix-en-Provence en février dernier.- Photo © CÉCILIA LACOUR

C'est désormais l'inflation qui inquiète les professionnels. Fondées en 2015, les Éditions du Commun ont encaissé un sérieux contrecoup l'année dernière, sauvées notamment par un appel à soutien auquel libraires et lecteurs ont répondu présents. « Nous avions investi dans des projets éditoriaux pour 2023, en particulier des traductions, explique l'un des associés Sylvain Bertrand. Nous étions alors encore cinq salariés. À cette masse salariale s'est ajouté le coût du papier qui flambe, des ventes qui n'ont pas connu la hausse espérée... » Malgré un chiffre d'affaires « en augmentation constante », la fondatrice de Kilowatt, Galia Tapiero, constate aussi que pérenniser sa maison « reste très difficile » du fait de la hausse du prix du papier ou des tarifs postaux.

Cette précarité financière est partagée par bon nombre d'acteurs. Selon la FedEI, le poids cumulé des charges externes et de la masse salariale représente entre 67 % et 87 % du chiffre d'affaires des éditeurs. « L'équation est quasiment impossible. On doit être économe sur tout, tout le temps », observe Jean-Marie Goater, qui a fondé sa maison en 2009. Onze ans après avoir créé Le Tripode, Frédéric Martin ne s'estime pas « bloqué par la fragilité économique d'une structure indépendante ». Selon lui, la principale difficulté de l'indépendance provient de la souplesse nécessaire pour mener une telle activité. « Je peux être comptable, attaché de presse, directeur artistique. Et éditeur la nuit », explique-t-il. Reprenant l'expression de Pierre Bourdieu, Thomas Bout assure que « l'édition indépendante est un sport de combat quotidien ». Sa maison Rue de l'Échiquier connaît « une croissance modérée dans l'équilibre », au prix d'un investissement de longue haleine. Ayant obtenu l'agrément « entreprise solidaire d'utilité sociale » (ESUS), la structure a d'ailleurs « bénéficié de l'appui de France Active il y a cinq ans, qui est entré au capital de manière minoritaire ». Ce réseau associatif apporte notamment conseils et financements aux entrepreneurs engagés. « Sans aides financières ou cessions de droits, on ne peut pas y arriver », considère Jean-Marie Goater. Et c'est bien la « cession de droits à l'étranger ou la vente de titres aux écoles » qui a permis à Galia Tapiero de commencer à se rémunérer et à « vivre de Kilowatt ».

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Florent Patron et Sandrine Pondaven, fondateurs de Locus Solus.- Photo DR

Toucher les libraires, convertir la presse

D'autres leviers de stabilité existent pour les indés, à commencer par une diffusion-distribution déléguée. Sylvain Bertrand, des Éditions du Commun, estime qu'« être diffusé par Hobo et distribué par Makassar a été un tremplin ».

Par ailleurs, la librairie indépendante, dont le pouvoir prescripteur s'est renforcé, se révèle une alliée de taille. « L'édition indépendante n'existerait pas sans la librairie indépendante », clame Frédéric Martin. Chez Locus Solus, Florent Patron et Sandrine Pondaven rivalisent d'inventivité pour toucher les libraires. Ils organisent par exemple le Printemps des librairies, une opération pendant laquelle ils « invitent une trentaine de libraires indépendants de Bretagne à venir chez eux pour rencontrer l'équipe et leur présenter le programme de l'année ». Une initiative qu'ils déclinent auprès des enseignants et des bibliothèques.

« Nous sommes révélateurs du changement de rapport de force entre la librairie indépendante et le reste de la chaîne du livre », estime David Meulemans, qui cite en exemple Le Soldat désaccordé, roman de Gilles Marchand paru en 2022 et vendu à 14 000 exemplaires, « sans aucune presse ».

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David Meulemans, fondateur et directeur des éditions Aux Forges de Vulcain.- Photo OLIVIER DION

Plusieurs estiment en effet que les médias ne se sont pas encore convertis à l'édition indépendante. « Quand on n'a pas un sujet identifiable fort, ou un angle d'actualité, on reste très handicapés par rapport à des marques qui ont une légitimité ancienne », considère encore David Meulemans. Sur les sujets de société, comme l'écologie, le constat n'est pas le même. « On a une presse incroyable, notamment parce qu'on a développé des liens privilégiés avec plein de rédactions », témoigne Baptiste Lanaspeze des Éditions Wildproject, qui ont investi la thématique dès leur création en 2008, avant qu'elle ne devienne populaire.

Et en librairie comme dans l'arène médiatique, les éditeurs indépendants peinent parfois à se défaire de quelques stéréotypes. « Nous sommes un éditeur de région, mais cela ne fait pas de nous un éditeur régionaliste », insistent Florent Patron et Sandrine Pondaven, dont l'entreprise Locus Solus est basée à Châteaulin, dans le Finistère. De même, ils peuvent souffrir d'une image élitiste. « Pour nos 15 ans, nous menons une grande campagne de rencontres avec les libraires afin de leur montrer que nos livres sont plus abordables qu'à nos débuts », explique Baptiste Lanaspeze des Éditions Wildproject.

Malgré toute la diversité de leurs expériences, tous partagent une fierté certaine à être indépendants. Un sentiment que résume bien Thomas Bout : « Si un mot devait décrire ces quinze dernières années, ce serait “joie”. Précédemment, j'avais bossé dix ans dans des groupes internationaux, et à aucun moment je n'ai regretté mon virage vers l'indépendance. Je souhaite à tous les jeunes éditeurs ou éditrices de sauter le pas quand ils s'y sentent prêts ».

L'union fait la force

Elle est la dernière née. En 2021, des éditrices et éditeurs indépendants ont mutualisé leurs efforts pour créer la Fédération nationale des éditions indépendantes (FedEI). Plusieurs combats l'animent : peser auprès des pouvoirs publics pour défendre l'édition indépendante, favoriser les échanges interprofessionnels, militer pour un tarif postal dédié au livre ou encore établir une charte de bonnes pratiques. Elle souhaite également donner de la visibilité aux indés en mettant notamment à disposition un kit visuel avec des bannières ou autres logos indiquant : « Ici, une maison d'édition indépendante vous accueille ! » Et une commission travaille actuellement à la création d'un label dédié, sur le modèle du dispositif Librairie indépendante de référence (LIR). Deux ans après sa création, l'association compte 330 maisons adhérentes. Et a posé son « acte fondateur » les 2 et 3 février derniers en organisant à Aix-en-Provence ses premières Assises nationales de l'édition indépendante. L'ambition affichée de ce rendez-vous : « faire entendre une autre voix », celle « d'un autre monde, certes fragile, mais qui existe », annonçait alors Dominique Tourte, président de la FedEI et fondateur d'Invenit.

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Dominique Tourte, président de la FedEI et fondateur d'Invenit.- Photo DR

Synergie régionale

Sans vouloir se substituer aux associations régionales, la Fédération entend bien les rassembler. D'ailleurs, impossible pour un indé d'adhérer à l'organisme sans être membre au préalable d'une association régionale. C'est en partie ce qui motive plusieurs maisons d'Île-de-France à monter leur propre structure. Celle-ci est en cours de création à l'heure où nous bouclons ces pages. « L'idée principale est de pouvoir adhérer à la Fédération et, tout simplement, nous réunir et défendre les intérêts des structures éditoriales indépendantes en Île-de-France », explique la fondatrice de Kilowatt Galia Tapiero. Surtout à l'heure où une telle structure manque cruellement aux indés de la région parisienne. Car, en région, ces associations proposent une large synergie. Formation, promotion, mutualisation des moyens logistiques et humains pour être présent sur des salons et foires du livre, échange de bonnes pratiques et partage d'expérience... Voilà l'éventail de ressources offertes par les associations d'éditeurs indépendants en région. « La nouvelle génération se forme davantage dans des masters dédiés mais parmi les indépendants de ma génération, nous sommes tous autodidactes, c'est aussi pour ça qu'on partage autant », estime Élise Bétremieux, fondatrice des Venterniers et qui a succédé en 2021 à Dominique Tourte au titre de présidente de l'Association des éditeurs des Hauts-de-France. « Nous sommes amis, nous allons dans les mêmes salons, nous menons des actions coordonnées lorsqu'on a un auteur en commun... », poursuit-elle.

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Francis Combes (Le Merle Moqueur) préside L'Autre livre, l'association qui a piloté dès 2005 des états généraux de l'édition indépendante.- Photo OLIVIER DION

L'esprit collectif

Cet esprit d'entraide et de défense de l'indépendance n'est pas nouveau. Il y a vingt ans déjà, cette volonté avait essaimé dans le paysage éditorial et abouti à la création de L'Autre livre. Présidée par Francis Combes, l'association a notamment piloté dès 2005 des États généraux de l'édition indépendante. Dans la foulée, elle a publié un livre blanc dressant un premier état des lieux de l'édition indépendante et formulé un certain nombre de propositions et de revendications, dont certaines restent toujours d'actualité. L'une des autres missions de L'Autre livre : apporter un maximum de visibilité aux indés en organisant chaque année L'Autre salon, qui met à l'honneur plus d'une centaine de maisons.

« On se reconnaît dans l'envie et le désir de faire ce métier avec nos tripes et nos convictions. Nous avons le sentiment d'être mus par les mêmes motivations », affirme Thomas Bout, fondateur de Rue de l'Échiquier. Si bien que plusieurs maisons se réunissent parfois en collectif en partageant des intérêts communs. Celle de la visibilité d'abord, avec le Collectif des éditeurs anonymes qui « une fois par trimestre organise un événement en librairie pour évoquer notre positionnement et nos nouveautés », explique l'éditeur. D'autres collectifs œuvrent aussi à rendre leurs pratiques professionnelles plus écologiques. C'est notamment le cas du Collectif des éditeurs écolo-compatibles, fondé en 2010 par sept maisons (La Plage, Rue de l'Échiquier, Terran, Pourpenser, Yves Michel, Plume de Carotte et La Salamandre). Ensemble, ils avaient formulé une charte d'engagement pour « réduire notre empreinte environnementale à partir du moment où nous publions des textes sur l'écologie », indique Thomas Bout. Pour l'éditeur, ces collectifs sont indispensables. « Il est complètement déterminant de ne pas se sentir isolé dans une pratique de métier exigeante et fatigante. Nous nous ressourçons les uns et les autres, c'est très important. » Et le slogan des Assises nationales de l'édition indépendante le résume parfaitement bien : « Isolés ? Non ! Seuls tous ensemble. »

Lerycerp : au service des autres

Ne cherchez pas son site web. Il n'existe pas (pour le moment). Tout au plus, Franck Belloir a créé des comptes sur les réseaux sociaux pour relayer l'actualité de Lerycerp. Avec cette entreprise, il est le facilitateur de l'ombre qui œuvre à donner de la visibilité aux maisons. « Le principe de Lerycerp, c'est de ne pas me voir. Je disparais derrière les éditeurs », assure-t-il.

Devenu librairie en 2000 puis directeur de trois enseignes à partir de 2008, Franck Belloir compte aussi sur son CV une activité d'éditeur et de diffuseur-distributeur. Après une dizaine d'années d'activité, cela ne lui suffit plus. Il arrête tout en 2019. Et fonde Lerycerp dans la foulée après avoir « constaté des espaces vides » dans la chaîne du livre que « ni les éditeurs, ni les diffuseurs-distributeurs ni les libraires n'arrivaient à combler faute de temps ». Son idée : proposer un large panel de services adaptés « pour soulager tout le monde ».

Polymorphe

Son entreprise peut ainsi assurer la communication des maisons d'édition, notamment sur les réseaux sociaux en les gérant de « manière plus efficace et commerciale ». Elle peut « créer ou perfectionner des événements ». Franck Belloir a par exemple inauguré l'année passée le festival Passeurs de livres à Alès pour « faire dialoguer les chercheurs en sciences humaines et sociales avec des auteurs de fiction ». La prochaine édition aura lieu du 2 au 4 juin 2023. Il propose aussi de « représenter et mutualiser la venue d'éditeurs sur des salons du livre ». Le principe : acheter un stand et permettre à des maisons « qui n'ont pas les moyens logistiques et humains » de s'y installer. De son côté, Franck Belloir prend en charge les dossiers d'inscriptions ou encore la logistique à la place des éditeurs. Lerycerp dispose d'une offre de surdiffusion avec laquelle il va « démarcher les libraires, les musées ou les points touristiques pour leur faire connaître le catalogue ou certaines collections des maisons ». Il ne se contente pas de défendre les catalogues auprès des points de vente. Mais aussi auprès du diffuseur Geodiff et du distributeur Sodis avec lesquels il a mis en place un partenariat pour proposer aux maisons indépendantes de déléguer leur diffusion-distribution.

Après un peu plus de trois années d'activité, Franck Belloir collabore avec « une bonne vingtaine de maisons d'édition », dont Les Belles Lettres, Tallandier, L'Aube, Locus Solus ou encore les Presses universitaires de Rennes. Jamais il ne parle de clients. « Ce sont des amis que je connais depuis longtemps ou des professionnels que je rencontre sur des salons », affirme-t-il. Estimant ne pas se situer « dans une démarche commerciale classique », il pense son entreprise comme « une sorte de partenariat plus amical qu'économique même si, évidemment, il s'agit de vivre de cette activité ». Et cette stratégie semble marcher : Franck Belloir assure que son activité est « rentable ». Après avoir « longtemps travaillé seul », il a été rejoint cette année par une apprentie et a lancé une phase de recrutement pour élargir son équipe. Et si « l'ensemble des services proposés sont fixés depuis l'automne 2021 », Franck Belloir ne s'interdit pas de faire encore évoluer son entreprise « au fur et à mesure des rencontres ».

Henri Trubert, président des Liens qui Libèrent : "Notre indépendance est un acte de résistance"

Après avoir créé Les Liens qui Libèrent en 2009 en association avec Actes Sud, qui possédait 30 % de l'entreprise, Henri Trubert et Sophie Marinopoulos ont racheté ces parts en janvier 2022, affirmant leur indépendance pleine et entière. Par cette décision foncièrement politique, la maison de sciences humaines entend se protéger des mouvements de fusion à l'œuvre dans l'édition, mais aussi participer à la création d'espaces de liberté pour les idées et les auteurs.

Les Liens qui Libèrent est devenue une maison 100 % indépendante début 2022. Qu'est-ce qui a motivé cette séparation d'avec Actes Sud ?

Ce choix était à la fois conjoncturel, psychologique et politique. Ce qui l'a motivé en premier lieu, c'est l'envie d'une indépendance complète. Nous avions contracté avec Actes Sud lorsque Françoise Nyssen était encore présidente, et nous étions alors tout à fait indépendants, éditorialement parlant. Ils ne sont jamais intervenus ni sur les programmes ni sur les comptes, c'était une relation de confiance. Quand il a été décidé de transmettre la société à la génération suivante, avec laquelle nous sommes en bons termes mais que nous connaissons moins, nous nous sommes dit que c'était le moment. Par ailleurs, on ne sait jamais ce que sera une maison dans dix ans. Imaginez qu'un jour Actes Sud soit racheté par un grand groupe... Nous n'avions pas du tout envie de cela.

Comment finance-t-on une opération comme celle-ci ?

Notre maison a toujours bien fonctionné et bénéficié d'un peu de trésorerie en avance. Ce rachat ne nous a donc pas fragilisés, nous savions que nous pouvions l'assumer.

Concrètement, en quoi cette décision a-t-elle modifié votre activité ?

Ça ne change pas grand-chose, c'est assez symbolique. D'ailleurs, Actes Sud reste le diffuseur et s'occupe de notre fabrication moyennant finances, ce qui est aussi une façon de garder un lien. Mais compte tenu de ce qui se passe dans le monde de l'édition, la liberté symbolique est fondamentale. Un éditeur 100 % indépendant, c'est autre chose qu'un éditeur indépendant à 70 % ! C'est presque un acte de résistance, pour affirmer qu'on ne sera jamais assujettis à aucun capital, quel qu'il soit. Je pense que les auteurs de notre maison, qui est éminemment politique, sont heureux de cette situation.

Quel bilan tirez-vous de cette première année de totale indépendance ?

Nous en sommes très contents. Dans ce mouvement d'accaparement des petits et des moyens par de gros groupes dont les détenteurs du capital sont en général voraces, pour ne pas dire cupides, les éditeurs totalement indépendants ont un rôle à jouer. Il nous appartient de créer un espace d'acteurs qui soient beaucoup plus libres que d'autres, parfois pris dans les rets de la censure, mais surtout de l'imaginaire économique de rentabilité, qui infléchit énormément les programmes des maisons d'édition. En vingt ans, on note un effondrement de la qualité et une exubérance du coût marketing... De très belles maisons de sciences humaines n'en font quasiment plus, précisément parce que ce n'est pas assez rentable. Mais il y a aussi une pépinière de petites maisons indépendantes de sciences humaines, comme Anamosa, Wildproject, Divergences, qui font un travail exceptionnel que d'autres ne font plus.

Quels sont aujourd'hui vos principaux défis en tant qu'éditeur indépendant ?

Essayer d'être un « métier de pointe », comme disait René Char ! Nous, on a 65 ans ; si dans trois ans nos bouquins ne marchent plus, on ne va pas s'amuser à faire de la soupe, ça nous ennuie. Le défi est donc avant tout culturel, et non pas commercial : il s'agit d'anticiper et d'émanciper les idées comme les auteurs.

Éditeur et libraire : le combo gagnant ?

Si c'était à refaire, Jean-Marie Goater n'hésiterait pas. En 2009, l'éditeur crée sa maison d'édition et Le Papier Timbré, un café-librairie installé rue de Dinan, à Rennes. « Le projet était de lancer les deux en même temps et d'autonomiser chaque entité à un moment donné, raconte celui qui s'est séparé du café-librairie en octobre 2020. C'est un modèle rare, mais qui fonctionne ! », assure-t-il.

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Laure Pascarel, coprésidente des éditions Utopia et référente de la librairie, ouverte en 2021 à Paris.- Photo © UTOPIA

Le Papier Timbré, dont la sélection s'était recentrée sur le catalogue des éditions Goater et ceux d'éditeurs régionaux, accueillait concerts, rencontres et projections. De quoi soutenir financièrement la maison d'édition, qui ne représentait alors qu'un tiers du chiffre d'affaires total de la société. « Vendre le café-librairie m'a non seulement permis de consacrer plus de temps et d'énergie à l'édition, mais aussi de dégager une somme importante pour alimenter la trésorerie de la maison », explique Jean-Marie Goater. Une complémentarité financière que constatent aussi les éditions Libertalia avec la librairie généraliste éponyme, ouverte à Montreuil en 2018, soit plus de dix ans après leur création. « Pendant longtemps, l'activité éditoriale a financé la librairie, mais ces derniers temps, c'est plutôt l'inverse », relate Nicolas Norrito, qui est à la fois éditeur et gérant de la librairie.

Rompre la solitude

Si l'aspect financier est important, il n'est pas toujours moteur dans l'ouverture d'un espace de vente. « Compte tenu du loyer et de son hyperspécialisation, la librairie ne peut être que déficitaire. Ce qu'on voulait, c'était avant tout de la visibilité pour les éditions et un lieu de débats », assume d'emblée Denis Vicherat, coprésident des éditions Utopia, nées en 2010 du mouvement du même nom. Cette association, qui vise à élaborer un projet de société solidaire et écologique, a ainsi ouvert en novembre 2021 sa librairie, L'Atelier des nouveaux récits, dans le Quartier latin à Paris, grâce à un crowdfunding de plus de 28 000 euros. Un lieu de 100 m2 ouvert 28 heures par semaine, qui abrite 1 500 références sur l'écologie, ainsi qu'un espace de rencontres et de réunions.

À Marseille, la librairie Wildproject, elle, ne présente que les livres de son catalogue. « C'est plutôt le showroom de la maison. Tenir une librairie deviendrait un job à part entière, en concurrence avec des librairies que nous aimons beaucoup », précise Baptiste Lanaspeze, fondateur des éditions Wildproject, dédiées aux pensées de l'écologie. « Avoir une maison qui a pignon sur rue était un vieux rêve, confie l'éditeur, qui a trouvé le local idéal en 2021. De 2009 à 2019, j'étais tout seul dans ma grotte à faire des livres. Nous arrivions à un moment où nous avions envie d'être en contact avec les lecteurs. » Et si la librairie ne représente qu'environ 5 % du chiffre d'affaires, elle a d'ores et déjà montré son intérêt. « Être en situation de libraire nous permet de voir les angles morts de notre catalogue. Cela nous a confortés dans l'idée d'avoir plus de livres grand public », illustre Baptiste Lanaspeze, qui se réjouit par ailleurs de « créer des liens avec un quartier militant ».

Un modèle déclinable

Un ancrage territorial et politique que revendiquent aussi les Éditions du Commun, sociétaires de la librairie coopérative L'Établi des Mots, située dans le quartier rennais du Blosne. En 2020, Benjamin Roux, éditeur aux Éditions du Commun, est à l'initiative du projet. « Il s'agissait de penser l'écologie du livre à l'échelle de notre quartier, où il y avait notamment nos bureaux, une bibliothèque, mais pas de librairie », retrace-t-il. Si la librairie est complètement indépendante de la maison, les deux restent très proches, tant par les événements qu'elles organisent que par les valeurs qu'elles portent. Cette relation privilégiée, Jean-Marie Goater en bénéficie encore avec Le Papier Timbré, où les livres de la maison ont toujours leur « corner ». Certes, la gestion d'un café-librairie est chronophage, mais c'est aussi « un modèle intéressant et déclinable dans une logique de maisons territorialisées », estime Jean-Marie Goater. Une bonne façon, enfin, de « dépoussiérer l'image de l'édition ».

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