Dans La clé USB, le premier volet du nouveau cycle romanesque de Jean-Philippe Toussaint paru l'année dernière, le lecteur faisait connaissance avec le Bruxellois quinquagénaire Jean Detrez, un expert en prospective stratégique à la Commission européenne. À la toute fin de cet épisode inaugural, qui plongeait dans le monde codé de la cybercriminalité internationale, ce professionnel de l'avenir se tenait devant le lit de mort de son père et constatait sa difficulté à exprimer ses émotions. Ce deuxième épisode, qui débute le 23 juin 2016, le jour du référendum sur le Brexit, n'est pas une suite des aventures du narrateur mais une vue sous une autre perspective, celle de la vie privée. Ainsi rentre-t-on dans la géographie sentimentale de notre héros, un homme installé, père de trois enfants, aîné d'un frère architecte, pudique et, à ce stade de sa vie, démuni. Avec le déclin puis la perte du père, un ancien commissaire européen figure d'humaniste et de démocrate à l'ancienne, et la désagrégation de son second mariage, il relit le passé sans pouvoir modéliser le futur. Ici, pas de Chine et de Japon tant de fois visités, le centre de son monde est Bruxelles, érigée en capitale romanesque et familière. Et si Jean-Philippe Toussaint use toujours de sa fantaisie inopinée pour nous introduire dans une retraite de spécialistes spéculant sur l'avenir de la politique étrangère de l'Union européenne dans un manoir anglais, pour injecter une dose de mystère dans une visite de chantier de désamiantage au Berlaymont - l'emblématique bâtiment de la Commission - ou pour érotiser la gestion de crise d'une éruption volcanique paralysant l'espace aérien européen, ce roman est l'un des plus graves qu'on ait lus de l'écrivain cinéaste. Sans doute cela tient-il à l'émotion particulière qui habite son personnage principal : l'inquiétude, héritée du père. « Je connaissais cette inquiétude, je la connaissais intimement, cette inquiétante exigeante, cette inquiétude foncière, brûlante, cette inquiétude sourcilleuse, cette inquiétude perfectionniste qu'il m'avait transmise et qui ne s'éteindrait sans doute qu'à ma mort. » Une angoisse diffuse que nul scénario d'anticipation ne peut apaiser. La prospective, plus encore quand il s'agit d'amour, de sexe et de mort, n'est pas une science exacte.

Un don

Jean-Marc Graziani

Rendre hommage aux siens et célébrer les sortilèges de son île, la Corse, celle des côtes rocheuses et abruptes du Nord : le primo-romancier Jean-Marc Graziani remplit cette mission avec dévotion, en tissant les fils d'une histoire de famille qui débute au milieu des années 1950 à Bastia et se termine à Canari à l'ouest du Cap Corse. Le héros, Joseph, a 12 ans lorsque, dans le grenier de l'ancien occupant de sa maison, un célibataire amateur d'opéra et de Tour de France, il se découvre un don qui va changer sa vie : les objets lui parlent et il les entend. Ce sont d'abord trois grandes enveloppes datées de 1941 retrouvées au milieu des pochettes de disques qui lui chuchotent des « ouvre moi ». Et voilà le jeune garçon lancé, avec l'aide de la redoutable Mémé Fontana, alias Mammo, son arrière-grand-mère maternelle, dans un jeu de piste, à l'écoute de fantômes dont lui seul sent la présence. De la découverte d'un anneau perdu à celle d'une photo dissimulée dans un tiroir, jusqu'à la révélation de secrets datant de la dernière guerre, ce roman discrètement surnaturel honore la mémoire de jeunes femmes mortes prématurément, de mères endeuillées, d'épouses jalouses, toutes tirées de leur retraite d'ombres par la curiosité d'un garçon pas comme les autres. « Un don, c'est un jardin fantastique mais qu'on arpente seul, où l'on aime à se réfugier, mais d'où sortir devient presque impossible tant, depuis l'intérieur, le monde ressemble à un vaste roncier. »

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