Trophées de l'Edition

Mercedes Erra : "Je redoute la féminisation à outrance de la profession d’éditrice"

Mercedes Erra, présidente du jury des Trophées de l'Edition 2022 - Photo ©Jarrar

Mercedes Erra : "Je redoute la féminisation à outrance de la profession d’éditrice"

La fondatrice et présidente de l'agence de publicité BETC Groupe est la présidente du jury des prochains Trophées de l'édition qui seront décernés le 3 avril 2023 au théâtre de l'Odéon, à Paris. Connue pour son franc-parler et son combat pour l'égalité homme-femme dans le milieu professionnel, elle nous partage sa vision du livre et de l'édition, à la lumière de son expertise dans la communication. 

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Par Éric Dupuy,
Créé le 10.10.2022 à 18h06 ,
Mis à jour le 17.10.2022 à 11h03

"Faire du ciel le plus bel endroit de la terre" ou "Venez comme vous êtes", c'est elle. Mercedes Erra est l'une des publicitaires les plus influentes de ces dernières décennies. A 68 ans, la catalane a accepté de présider le jury des prochains Trophées de l'édition qui seront remis au théâtre de l'Odéon, à Paris, le 3 avril 2023. Pour Livres Hebdo, cette littéraire de formation, passée par HEC, a accepté de partager sa vision du monde du livre, présent et à venir.  

Livres Hebdo : Pourquoi avez-vous accepté d’être la présidente du jury des Trophées de l’Edition 2022 ?

Mercedes Erra : Je suis une littéraire. Mon attachement au monde de l’édition est profond et ancré. Peut-être est-ce aussi lié au fait qu’en tant qu’immigrée, c’est d’abord la langue, le français, qui m’a faite française. Et cette langue est venue à moi non seulement par l’oralité, mais par l’écrit, les livres.

Quel rapport entretenez-vous avec le livre et comment ce rapport a-t-il évolué au cours de votre vie ? 

J’aime les livres, même si je n’ai pas autant de temps que je voudrais pour lire. C’est d’ailleurs ce que le confinement m’a autorisée à faire : tout d’un coup j’avais le temps de lire. J’ai une lecture profonde – c’est celle que j’affectionne le plus-  et une lecture plus utilitaire, efficace et rapide, dont j’ai besoin pour mon métier de publicitaire qui suppose une observation de la société, qui n’est jamais aussi fine que dans les livres. En hypokhagne les livres m’ont d’abord formée, je suis de celles et ceux que « La Recherche du temps perdu» a marqués à jamais. Je vis encore sur cette imprégnation première, elle conditionne mon regard sur le monde, les êtres et les choses.

Qu’est-ce que la formation littéraire que vous avez suivie avant votre parcours à HEC vous a apportée dans votre vie professionnelle ?

Elle m’a tout apporté. J’exagère mais la formation littéraire impose une structuration de l’esprit, de la réflexion, oui, même une logique, aussi forte que celle des mathématiques, et différente. J’ai découvert en prépa littéraire que l’esprit humain est façonné par de grands invariants, des mythes structurants, qui sont en permanence à l’œuvre dans nos pensées et nos actes. C’est d’ailleurs sur cette matière que travaille la publicité, sur ces grands récits qui sont ceux de l’humanité, transmis de génération en génération. Ils croisent du rationnel et de l’émotionnel. Lorsque je bois de l’eau, je convoque dans ma tête les mythes primordiaux de l’eau et je m’y relie : il y en a deux d’essentiels, la purification (l’eau lustrale, du baptême, qui lave) et la fontaine de jouvence (l’eau de l’apport, de la vie, de la régénération). Chez BETC lorsque nous avons fait la jeunesse pour Evian, nous avons choisi le 2ème thème et l’avons exprimé avec les bébés, symbole de l’ultime jeunesse et qui existaient déjà dans le capital de marque Evian. La publicité est une forme de story-telling, elle crée des histoires mais ces histoires puisent dans ce que j’appellerais « le fond commun ». Ce fond commun c’est la littérature

"les best-sellers se fabriquent chez les éditeurs"

Quel regard portez-vous sur le monde de l’édition et le marché du livre ? 

Je le trouve résilient. On a tendance à annoncer régulièrement sa mort, mais si j’en crois mes amis éditeurs, il serait  plutôt en forme. C’est un gros marché, assez stable. Pendant le Covid, les gens se sont remis à lire et il semble que cela continue. Bien sûr certains segments ont souffert (voyages, livres scolaires) mais d’autres ont nettement profité de la nouvelle donne (essais, romans, jeunesse). Le livre répond tout de même à des besoins essentiels des êtres humains : connaissance, entertainment, culture… Il est aussi critique pour la liberté d’opinion et l’existence des démocraties. Ça fait beaucoup. Le livre est toujours aussi incontournable. Pour un objet de l’ancien monde, il me semble qu’il a de l’avenir dans le nouveau. 

Quels défis doit, selon vous, relever ce secteur dans une conjoncture en constante évolution, très marquée par la digitalisation des marchés ? 

Tout d’abord le livre digital existe, il vit sa vie, à peu ou prou 10% du marché, cela peut encore augmenter bien sûr mais l’objet physique livre reste prégnant. Les Français l’aiment, le plébiscitent même. Franchement l’objet livre continue à me fasciner par son ingéniosité, son côté indépassable. Ensuite le digital joue un rôle important dans l’environnement même du livre, dans sa médiatisation, dans les contenus qu’il peut créer à partir et autour du livre, et là, on n’a pas encore fait le tour du sujet : le livre et son écosystème digital.
À court terme l’édition est confrontée au défi du papier : de son prix et de sa disponibilité. La tension est surtout forte pour les petites maisons qui n’ont pas l’avantage du volume dans les négociations, et subissent des augmentations d’environ 50%. Mais le secteur dans sa totalité se trouve face au défi de l’accessibilité : comment faire pour que le livre reste un bien de grande consommation, car le livre à 40€ serait un problème grave. Le livre ne doit pas devenir un produit de luxe.

"Le livre doit rester une éternelle interrogation"

À cette fin, il me semble clé de maintenir la loi Lang et ce prix unique du livre qui a permis aux librairies indépendantes de subsister face à la grande distribution. Là encore on prédisait la mort de milliers de librairies. Or l’an dernier plus de 800 librairies nouvelles ont ouvert leurs portes.
Je vois aussi un défi de transformation en aval du Pass Culture, qui a permis aux jeunes d’acheter des livres. Les mangas en ont pas mal profité, semble-t-il. Comment faire de ces jeunes qui sont allés en librairie des lecteurs de demain, me paraît une question pertinente pour le renouvellement de la grande population des lecteurs.
Et puis enfin, sur le fond, je suis très concernée par l’enjeu démocratique lié au livre : comment faire pour que le livre continue d’être un espace de liberté, où règne la liberté d’opinion et d’expression, une place pour débattre, dénoncer de ce qui ne va pas dans la société, s’enthousiasmer pour les différences, les singularités, l’altérité. Le livre doit rester une éternelle interrogation.

"La littérature c'est de l'art, pas du marketing"

En termes de communication, y-a-t-il aujourd’hui une alternative à l’hégémonie de la « marque » : la « marque-auteur », la « marque-éditeur » ?

J’ai un point de vue assez simple sur la question : éditeur c’est un métier. Lire les manuscrits, décider de publier un manuscrit, travailler avec un auteur, faire un livre, le distribuer, lui donner toutes ses chances, ça ne s’improvise pas, cela requiert du savoir-faire, des gens, du talent. Faire un livre sans éditeur c’est un peu comme faire un bâtiment sans architecte. Il y a un fantasme autour de l’auto-édition, ce qu’on appelait « à compte d’auteur », il peut y avoir de bonnes surprises bien sûr mais elles sont plutôt rares. On me rétorquera que même Proust y a eu recours. Certes. On est dans un moment d’horizontalité et de désintermédiation où une personne peut grâce à internet s’adresser à des milliers d’autres de son propre chef et donc rendre publique son oeuvre. C’est normal que le fantasme de l’auto-édition remonte, c’est bien que la possibilité existe, mais la réalité est qu’un auteur a tout à gagner à rencontrer un éditeur et que les best-sellers se fabriquent chez les éditeurs. Quant à la « marque-auteur », en tant que publicitaire je comprends le concept : il y a une marque Musso, une marque Houellebecq, certes, mais je pense profondément que ces auteurs sont bien plus que des marques : les y réduire ce serait amputer leur propos de l’essentiel. La littérature c’est de l’art, pas du marketing.

Comment vendre (mieux) des livres en 2025, selon vous ?

Je ne sais pas. C’est une colle pour moi. Intuitivement je travaillerais deux axes : la sélection des manuscrits. Là il ne faut rien lâcher, rien déléguer. C’est le prix de la qualité. Et l’écosystème du livre : qu’invente-t-on dans le monde digital pour le faire rayonner davantage. J’aime aussi qu’on donne des accès multiples au livre : les podcast, les livres audio m’intéressent.

Vous menez un combat salutaire pour l’égalité homme-femme dans le monde du travail. Celui de l’édition est-il ou non « un bon élève » dans ce domaine ? 

L’édition est un vieux métier patrimonial, avec des maisons de famille. Dans les transmissions les hommes ont beaucoup compté mais on voit enfin les femmes de la famille prendre les rennes : c’est le cas chez Actes Sud, chez Gallimard la suite se jouera avec des filles… Et dans les directions générales, on voit arriver des filles, chez Flammarion, Lattès, Fayard…

Je redoute malgré tout la féminisation à outrance de la profession d’éditrice : des brochettes d’éditrices et au-dessus des patrons. Il faut rétablir la mixité, c’est triste mais la surreprésentation des femmes tend toujours à dégrader les salaires. Qui plus est dans le livre il faut une pluralité de sensibilités à l’œuvre. Je pense qu’il faut qu’il y ait autant d’hommes que de femmes qui lisent des manuscrits pour qu’il y ait autant de femmes que d’hommes qui lisent des livres.

Quel serait votre slogan si vous deviez promouvoir le produit « livre » en France aujourd’hui ? 

Pour une vie augmentée rien ne vaut le livre.

Si vous décidiez de créer une maison d’édition, comment l’appelleriez-vous et pourquoi ?

La porte ouverte, en hommage à mon proverbe catalan préféré : « c’est la porte ouverte qui garde la maison » - je suis catalane de naissance- et justement pour cette valeur d’ouverture, si essentielle au livre, qui doit laisser entrer les idées, les sensibilités, l’altérité.

Avez-vous quelque chose à ajouter ? 

Il faut résister à tout ce qui voudrait aplatir le livre, et il faut croire en son produit. Le livre c’est le plus beau produit du monde.

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