Il y a quelque chose de l'île de Burano, à Venise, dans la cour d'Alsace-Lorraine. C'est dans cette ruelle pavée du XIIe arrondissement de Paris aux façades colorées que les éditions Bruno Doucey ont amarré leur bateau nommé « poésie ». Un ancrage comme un clin d'œil chromatique aux retrouvailles entre Murielle Szac et Bruno Doucey, cofondateurs de la maison en mai 2010.
Bons amis en classe préparatoire à Lyon, le duo ne s'est pas revu depuis vingt-deux ans lorsque Bruno Doucey, qui est alors à Grenade, décroche son téléphone un jour de 2005 pour appeler son ancienne camarade, qui se trouve à Burano. « Ce qui est à une lettre près mon prénom ! », s'amuse l'éditeur, qui manie le signe comme le poème. Trois semaines avant cet appel, Murielle Szac, alors rédactrice en chef chez Bayard Jeunesse, a retrouvé sa trace par hasard, déposant un message sur un répondeur.
Le feu et l'eau
Après ce coup de fil, « tout change », nous dit Bruno Doucey. Dans cette diagonale tracée entre l'Andalousie et la lagune vénitienne, il voit « l'alliance immédiate de l'eau et du feu ». Qui est l'eau, qui est le feu ? « On échange nos polarités », sourit-il, un foulard bleu autour du cou, tandis que sa compagne porte, elle, son emblématique bandeau rouge dans les cheveux. « Il n'est pas l'eau qui dort ! prévient l'éditrice, par ailleurs romancière à succès avec ses Feuilletons mythologiques pour la jeunesse, publiés chez Bayard depuis 2006. Il est aussi le volcan. »
Volcanique, le binôme l'est assurément. « Je sers de liant et parfois de chemin de traverse entre les deux, m'occupant avec l'un ou l'autre de sujets où il peut y avoir des étincelles », raconte l'éditrice Ariane Lefauconnier, devenue associée de la maison en 2024 (voir encadré). « Les étincelles, c'est ce qui fait que notre trio fonctionne », poursuit-elle. Pas de doute, le moteur poétique tourne à plein régime, et la panne n'est pas permise, puisqu'il s'agit notamment d'assurer plus de 150 déplacements par an, de rencontres en festivals.
S'ils sont autant sollicités, c'est qu'en quinze ans, la maison est devenue l'un des phares de la poésie contemporaine. Son catalogue de 262 titres s'est fait une place en librairie avec ses couvertures colorées. « Dès le début, notre projet était de faire aimer la poésie à des gens qui ne savent même pas qu'elle existe », rappelle Murielle Szac. Les voix de jeunes, de femmes, de poètes du bout du monde, trouvent une place dans cette maison aux portes et fenêtres grandes ouvertes qui entend dépoussiérer le genre.
Une rupture et des succès
Sur les 4 000 manuscrits reçus chaque année, seuls 20 titres sont finalement publiés, avec un tirage moyen entre 1 500 et 1 800 exemplaires, et parfois bien plus. Ainsi, Mes forêts, d'Hélène Dorion, deuxième meilleure vente du rayon poésie en 2024, s'est écoulé à 135 000 copies, dopé par son inscription au programme du bac depuis 2023.
La maison, aujourd'hui à succès, est née des suites d'une rupture professionnelle. En 2009, après huit années à la tête des éditions Seghers, Bruno Doucey est licencié par le groupe Editis. Pour l'ancien professeur de français, il n'est pas question d'interrompre le voyage poétique mais de le poursuivre, aux côtés de sa compagne. « Nous partageons la même vision de l'urgence poétique et du rôle de l'écrivain dans la cité », souligne Murielle Szac, qui continue un temps de travailler chez Bayard. Déjà reconnu sur la scène poétique, l'éditeur donne son nom à la structure, encouragé par sa conjointe et les soutiens du projet qui sera distribué par Harmonia Mundi.
« Je suis entré en poésie à l'âge de 10 ans, dans un moment vraiment difficile de ma vie d'enfant, et alors que rien ne me prédestinait à cela », retrace l'éditeur. D'abord passionnée par les mythes, Murielle Szac, elle, entend Jean Ferrat chanter Aragon, puis croise le Prévert de Barbara. Des années plus tard, dans la collection « Ceux qui ont dit non » qu'elle dirige toujours chez Actes Sud Jeunesse, elle signe Jacques Prévert, non à l'ordre établi (2017). « J'ai peu fréquenté la poésie une fois entrée dans ma vie professionnelle de journaliste et d'écrivain... Jusqu'à ce qu'on se retrouve », évoque-t-elle. « J'ai ramené la poésie dans ta vie quoi ! », s'amuse-t-il en retour.
Cette éclipse de vingt-deux ans entre leur khâgne et leur réunion traverse le recueil 22 - Bureau des longitudes. « Vingt-deux / je suis resté vingt-deux ans sans te voir / et quand je t'ai retrouvée / c'est comme si j'étais entré dans un autre alphabet », y écrit Bruno Doucey. Grec ? aurait-on envie de demander. Car depuis douze ans, c'est bien dans sa maison de Crète que le couple trouve refuge pour écrire et travailler au calme.
Famille élargie
À Paris, l'appartement est toujours ouvert pour les auteurs de passage, notamment ceux venus de loin. « On a élargi la famille aux dimensions du monde », se réjouit Bruno Doucey, lui-même père de quatre enfants, tandis que sa compagne est mère d'une fille, devenue graphiste-typographe. Dans ces conditions, les échanges ne cessent ni le jour ni la nuit. « Quand vous recevez des messages de Gaza à 2 heures du matin, vous passez une partie de la nuit à échanger avec le poète », illustre Bruno Doucey.
Exfiltrer les voix de la guerre fait partie des missions auxquelles le duo se consacre. En ouverture du Printemps des poètes 2022, Bruno Doucey découvre ainsi une vidéo de la traductrice et poétesse Ella Yevtouchenko, alors que les chars russes fondent sur Kiev. Il entame un échange avec la jeune femme, œuvrant ensemble à la première anthologie bilingue de poésie ukrainienne, parue en 2022. « Au fil du temps, de relectures en questionnements, j'ai senti toute l'attention et l'empathie de Bruno envers ses auteurs, mais aussi son sens de la justice, se remémore Ella Yevtouchenko depuis Kiev. Car faire cette anthologie, c'était rendre justice à la culture ukrainienne, qui a longtemps été méconnue en Europe. »
« La poésie, c'est vraiment la voix des peuples, notamment empêchés », assure Bruno Doucey. « La faire entendre, c'est insurrectionnel », complète Murielle Szac dans ce jeu de ping-pong poétique émaillé de regards attentifs et d'éclats de rire.
La maison porte les voix des Syriennes Maram al-Masri et Hala Mohammad, des Iraniennes Roja Chamankar, Atieh Attarzadeh, de leur compatriote Garous Abdolmalekian. Mais elle fait aussi entendre Le cri des femmes afghanes (2022). Et de tant d'autres. Assez pour réveiller les morts, et les vivants
« Si ta vie s'endort, / Risque-la », enjoint le poète Jean Malrieu dans ces vers que le duo a adopté pour devise. Loin d'être menacé d'endormissement, ils profitent du vent portant qui souffle sur la poésie pour l'emmener partout, des librairies aux écoles, des hôpitaux aux centres de détention, où ils continuent d'animer des ateliers. Un engagement nourri d'une certitude sereine, énoncée par Bruno Doucey : « Le poème est comme le pollen que le vent emporte, on ne peut pas l'arrêter. »
EN DATES
- 1961 : Naissance de Bruno Doucey à Saint-Claude, dans le Jura.
- 1964 : Naissance de Murielle Szac à Lyon.
- 1982 : Rencontre en classe préparatoire au lycée Edouard Herriot, à Lyon.
- 2005 : Bruno Doucey et Murielle Szac se retrouvent.
- 2006 : Murielle Szac publie son premier Feuilleton mythologique, consacré à Hermès, chez Bayard jeunesse.
- 2009 : Bruno Doucey quitte les éditions Seghers.
- 2010 : Création des éditions Bruno Doucey.
- 2016 : Ariane Lefauconnier rejoint l'équipe.
- 2019 : Yvon Le Men, publié par la maison, remporte le prix Goncourt de la poésie.
- 2023 : Mes forêts, d'Hélène Dorion, intègre les programmes du baccalauréat de français, devenant la première écrivaine vivante à intégrer les œuvres étudiées pour cet examen.
- 2024 : Le poète haïtien Louis-Philippe Dalembert remporte le prix Goncourt de la poésie. Ariane Lefauconnier devient associée de la maison.
- 2025 : La maison fête ses 15 ans.
Jamais deux sans toi
Depuis 2024, le duo Doucey-Szac n'est plus seul aux commandes du navire. Entrée aux éditions Bruno Doucey comme apprentie en 2016, alors qu'elle est en master d'édition à Villetaneuse, Ariane Lefauconnier est associée de la maison depuis un an. « Dès mes premières années d'études, j'ai su que je voulais travailler dans la poésie, c'était ma maison fétiche », raconte l'ancienne assistante devenue chargée de communication et éditrice.
Après plusieurs mails restés sans réponse, l'étudiante finit par les rencontrer au Marché de la poésie, à Paris. « Je me souviens de ce que Bruno m'a dit : "on t'embauche mais il faut que ça fasse gagner 10 000 euros de plus par an à la maison." Il est toujours très pragmatique quand il s'agit d'économie, c'est ça qui fait tenir la boîte ! », souligne l'associée.
Car Bruno Doucey est le monsieur chiffres de la bande. Quand il ne travaille pas les textes au mot à mot avec les auteurs, ou qu'il ne suit pas la fabrication des ouvrages, il s'attelle en effet à la gestion financière - aidé bénévolement par Marie Saunier. Murielle Szac, qui a créé et anime trois collections (« Poés'idéal », « Sur le fil », et « Poés'histoires »), intervient particulièrement sur la communication et l'événementiel. Tous lisent les manuscrits, et se concertent pour en choisir les titres. Caroline Morello, assistante administrative, et Jeanne Sanchis, apprentie en communication, complètent l'équipe.
« Nous avons une relation très forte qui dépasse largement le cadre professionnel », explique Ariane Lefauconnier. En parallèle, l'éditrice a monté sa propre structure associative, 10 pages au carré, qui publie des jeunes poètes de moins de 35 ans. Une maison « tremplin », qui amène certains des talents aux éditions Bruno Doucey, à l'instar d'Arthur Scanu.