La scène se passe à Vienne. Trois Juifs se préparent à émigrer. "Je pars pour l’Angleterre", dit le premier. "Moi pour l’Amérique", dit le deuxième. "Et moi pour l’Australie", dit le troisième. "Si loin que ça !" s’exclame le premier, effrayé. "Si loin de quoi ?" La blague date de 1939, dans le monde d’Hitler. Avec une rage et un dépit contrôlé, Moriz Scheyer (1886-1949) raconte son exil contraint en France à cause de toutes ces servitudes volontaires. Il n’a pas de mots assez durs pour les gouvernements européens qui ont laissé faire l’Anschluss, puis le reste, pour cet esprit de Munich, pour ce sempiternel "Pas d’histoires !" sans cesse répété, notamment en France, jusqu’à ce que cette histoire finisse par vous péter à la gueule.
Le réquisitoire retrouvé de cet ancien responsable des pages culturelles du Neues Wiener Tagblatt, ami de Zweig, proche de Schnitzler, de Mahler ou de Bruno Walter, n’a rien perdu de sa force. Certes, il n’est pas tendre avec l’Allemagne nazie, mais comment pourrait-on l’être ? Certes, il ne ménage pas non plus Pétain, Vichy, les collabos et tous ceux qui se sont montrés à la hauteur de leur mauvaise réputation, mais pourquoi l’aurait-il fait après être passé par le camp de Beaune-la-Rolande, après avoir subi les brimades des policiers et des gendarmes français ?
Ce témoignage exceptionnel a failli ne jamais voir le jour. Son beau-fils installé en Angleterre trouvait le texte trop anti-allemand. Le petit-fils n’eut pas cette pudeur. D’autant que si Moriz Scheyer ne dissimule pas son mépris pour tous ces antisémites convulsifs, il rend hommage dans la dernière partie à ces Français qui l’ont accueilli en Dordogne, dans le charmant village médiéval de Belvès. Il salue la dignité, le courage de ces femmes qui se sont sacrifiées pour sauver des vies, les membres de la famille Rispal dont Jacques, qui fut un grand second rôle du cinéma français des années 1970, les religieuses franciscaines de l’asile où il passa avec sa femme les deux dernières années de la guerre.
De ce récit coup de poing, on peut retenir une leçon. Celui qui ne veut pas voir est pire que l’aveugle. Surtout quand il s’agit de désigner ce "si loin de quoi" souvent plus proche qu’il n’y paraît. L. L.