Persécutions

Persécutions : les écrivains dans le viseur

L'écrivain turc Selahattin Demirta?, arrêté en novembre 2016, est officiellement accusé de « diriger », « soutenir » et « faire la propagande » du PKK2. En septembre 2018, il est condamné à quatre ans et demi de prison. - Photo Halklar?n Demokratik Partisi

Persécutions : les écrivains dans le viseur

Les restrictions apportées à la démocratie dans un nombre croissant de pays fragilisent la position des auteurs, en première ligne de persécutions qui mobilisent, au-delà des associations spécialisées, de plus en plus leurs éditeurs. _ par Fanny Guyomard

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Créé le 08.11.2019 à 10h47

Accusé d'avoir « aidé un groupe terroriste », Ahmet Altan a enfin été libéré lundi 4 novembre, de même que sa consœur Nazli Ilicak. Mais, d'abord condamné à la perpétuité, avant que cette peine ne soit réduite à dix ans et demi, l'écrivain et journaliste turc, publié dans « une demi-douzaine de langues en Europe » comme le rappelle son éditeur chez Actes Sud, Timour Muhidine, qui dirige la collection « Lettres turques », a passé plus de trois ans en prison et reste sous contrôle judiciaire.

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Pour les éditeurs une telle situation est devenue courante. Deux tiers des écrivains actuellement emprisonnés en Europe le sont en Turquie. Editrice de nombreux textes d'auteurs originaires de Turquie et du Proche-Orient, Emmanuelle Collas, directrice de la maison du même nom, se définit désormais, d'une voix lasse mais sur un ton déterminé, à la fois comme une « passeuse de textes » et comme une « opposante à Recep Tayyip Erdo?an ». Elle donne à lire « des voix étrangères persécutées par leur régime », plaidant pour « ne pas rester les bras ballants, et donner un visage à la résistance ». En septembre, elle a publié Et tourne la roue, roman écrit en prison par Selahattin Demirta?, opposant politique à Recep Tayyip Erdogan. En réaction à l'opération militaire que le président turc a lancée contre les Kurdes en octobre, elle exprimait son impuissance dans une tribune sur le site Diacritik : « Comment tenir, faire face, continuer d'espérer, avec quelles armes et quelles forces ? »

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250 attaques

Dans nombre de pays, écrire, publier ou même traduire un texte revient à risquer la prison, voire sa vie. En 2018, le Pen club, organisation qui milite pour la liberté d'expression des écrivains à travers le monde, a dénombré 250 attaques contre des auteurs, du harcèlement juridique jusqu'aux disparitions ou à la mort. Nedim Yasar, un ancien trafiquant de drogue, a été tué en novembre 2018 à Copenhague le jour de la publication d'un livre sur sa vie. Shahzahan Bachchu, poète et blogueur bangladais, régulièrement menacé de mort pour ses écrits laïques, a finalement été atteint par une bombe lancée par des islamistes en juin 2018.

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La carte des agressions et des persécutions dont les écrivains sont l'objet ne cesse de s'étendre à mesure que les régimes politiques se durcissent et que la démocratie recule dans le monde. « Il y a quelques années, rappelle l'avocat Emmanuel Pierrat, président du Pen Club français et du Comité des écrivains pour la paix du Pen international, il y avait d'un côté les pays très totalitaires où les écrivains sont persécutés, de l'autre les pays démocratiques. Maintenant, dans les pseudo-démocraties comme le Brésil, l'Inde, les Philippines ou l'Indonésie également, des militants viennent devant chez vous pour vous menacer. » Les propos haineux sur les réseaux sociaux constituent une pression supplémentaire pour les auteurs. Si leur situation s'est améliorée en Afrique, où n'ont été recensés que 7 % des attaques en 2018, les tensions se sont déplacées vers l'Asie et le Pacifique. « Au Pen club France, 80 % des cas su lesquels nous travaillons sont liés à la Turquie, la Syrie, l'Irak, l'Iran, l'Inde et la Chine, avec la répression des Ouïghours », observe l'avocat.

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Demi-victoires

A force de montages de dossiers juridiques ou d'interpellation des politiques, les organisations non gouvernementales peuvent parvenir à obtenir la libération de certains écrivains. Mais il ne s'agit souvent que de demi-victoires. Au Vietnam, les relâchés voient leurs droits civils et leurs capacités de déplacement restreints. C'est ce qui est aussi arrivé en Iran à Mohsen Yalfani, professeur à Téhéran sous le régime du Shah. Emprisonné pour sa pièce Les enseignants, pointant leurs conditions de vie, il a pu reprendre son poste lors de la révolution mais, collaborant à nouveau avec sa troupe théâtrale, il a été à nouveau arrêté au motif qu'il serait membre d'un groupe armé. « Je n'ai jamais touché à une arme, sauf pendant mon service militaire », sourit aujourd'hui l'Iranien de 76 ans. Après son séjour de quatre ans en prison, il a rejoint clandestinement la France. Chauffeur de taxi pendant deux décennies, il continue d'écrire mais trouve difficilement des éditeurs même s'il est parfois publié en Iran. Les phrases les plus sensibles, celles qui évoquent la guerre, sont légèrement modifiées par la censure. Yalfani, lui, ne se restreint pas. « Je n'ai pas quitté l'Iran pour m'autocensurer ! », lance celui qui n'a jamais reçu de menaces depuis son exil. Son seul regret : ne pas être mis en scène en Iran. « Mais j'ai pris l'habitude », conclut-il tristement.

Si Mohsen Yalfani vit relativement bien son exil, c'est qu'il a pu s'appuyer sur un réseau local. « Plus de trois millions d'Iraniens ont émigré depuis 1979, et parmi eux des milliers d'auteurs, de traducteurs et d'éditeurs », rappelle James Taylor, directeur de la communication et de la liberté de publication à l'Union internationale des éditeurs (UIE). Exilé depuis 2009, le metteur en scène et traducteur du persan Tinouche Nazmjou, libraire à Paris (Utopiran, Paris 18e), a créé la maison d'édition Utopia, qui publie les livres censurés en terre persane. Le bleu est une couleur chaude, bande dessinée de la Française Julie Maroh, ensuite adaptée au cinéma par Abdellatif Kechiche dans La vie d'Adèle, a valu la prison à une de ses collaboratrices en Iran « Seulement parce qu'elle était en contact avec moi », s'agace l'éditeur. Réfléchit-il à deux fois avant de publier un texte sensible ? « Non, sinon on ne publie plus ! », dit-il. Il déménage d'ailleurs sa librairie dans un local plus grand pour élargir son offre à tout le Moyen-Orient et s'installer dans un quartier parisien - le 15e arrondissement - où la diaspora iranienne est particulièrement ancrée.

Selon les nationalités et les réseaux d'entraide, l'exil est plus ou moins rude pour les écrivains. Pour ce qui est des Turcs, « le problème est qu'ils sont nombreux et qu'ils ne parlent pas forcément le français », note Timour Muhidine. Ils ne peuvent plus vivre du journalisme, par exemple, comme avant leur départ, et sont sur-diplômés pour exercer un petit emploi, quand les postes à l'université sont rares. Ils reprennent certes librement la parole, mais les places sont chères pour être publié tandis que s'exprimer sur Internet ne rapporte pas d'argent. Timour Muhidine évoque aussi le problème de l'âge de la plupart des auteurs du Proche-Orient exilés actuellement. A cinquante ans passés, difficile de recommencer une nouvelle vie, surtout quand la visibilité n'est que de quelques mois, le délai accordé pour l'asile.

Mécénats

« Parfois, on se bat contre l'administration française », signale Emmanuel Pierrat, qui constate une fermeture des pays réputés les plus accueillants comme la France, l'Allemagne, la Scandinavie ou le Canada. Le Pen club travaille avec les villes refuges (Icorn), dont font partie Paris et Poitiers en France. Il peut aussi octroyer une bourse à de rares élus. Mais l'organisation reste encore trop démunie pour apporter un réel soutien financier, qui relève de plus en plus de mécènes privés. En France, elle est notamment soutenue par le Centre national du livre et la Sofia. Parfois, un club entier est lui-même obligé de s'exiler, comme le comité tibétain du Pen, qui se trouve en Norvège. La Chine est, elle, représentée par trois centres : une « vitrine » à Pékin et deux véritables comités exilés en Suisse et au Canada.

L'UIE, qui soutient les éditeurs à travers le monde, dispose également de marges de manœuvre limitées. L'organisation a remis le prix Voltaire 2019, qui encourage un éditeur courageux, à l'Egyptien Khalid Lutfi condamné en début d'année à cinq ans de prison. Il est accusé d'avoir divulgué des secrets militaires en publiant la traduction du livre The Angel : The Egyptian Spy Who Saved Israel, d'Uri Bar-Joseph. Près de dix mois plus tard, il est toujours incarcéré. En remettant ce prix, le jury joue quitte ou double. « Il est difficile de connaître les répercussions du prix, de savoir s'il va améliorer ou empirer la situation », admet James Taylor. Avant de désigner le lauréat, les organisateurs essaient d'entrer en contact avec sa famille pour évaluer les risques. James Taylor évoque aussi le cas de Gui Minhai, éditeur suédo-hongkongais gênant pour le pouvoir chinois, qui demandait dans une vidéo-conférence forcée à ne pas recevoir le prix Voltaire 2018. L'UIE a tout de même décidé de le lui décerner.

Car la médiatisation peut influencer une décision de justice controversée, donner une visibilité à un écrivain en danger. « Cela énerve le pouvoir, mais cela les protège », considère Timour Muhidine. Le mieux est d'avoir derrière soi le pouvoir politique, mais tous les citoyens ne sont pas logés à la même enseigne. L'agent littéraire Pierre Astier donne l'exemple de Patrice Nganang, activiste emprisonné en 2017 au Cameroun. « Il a été libéré au bout de quelques semaines, mais parce qu'il est citoyen américain. » 

Des actions utiles

Lectures dans les librairies ou sur les marchés, pétitions... Toutes ces actions peuvent sembler vaines. Pourtant, elles peuvent porter leurs fruits. « Chaque mot du Pen club pendant ma détention me dynamisait moralement moi, ma famille, mais aussi le mouvement démocratique éthiopien », salue le journaliste éthiopien Eskinder Nega, relâché en 2018 après plus de six ans de prison, quand la peine initiale était de 18 ans.

L'avocat Emmanuel Pierrat évoque aussi le cas d'un écrivain camerounais relâché plus tôt que prévu : le directeur de sa prison en avait assez de recevoir du courrier du Pen, de militants et de lecteurs. L'Union internationale des éditeurs rapporte des témoignages équivalents à propos d'éditeurs menacés.

À côté de ces petites actions de harcèlement des autorités, les membres du Pen club et d'autres organisations comme Amnesty international rendent visite aux détenus dans leur cellule et sont partie prenante des procès. « La pression internationale peut faire la différence, estime James Taylor, de l'Union internationale des éditeurs. Pour le blogueur mauritanien Mohammed Mkhaïtir, nous avons travaillé avec 32 autres organisations non gouvernementales. Il a finalement été relâché en juillet. »

La journaliste et auteure turque Asli Erdo?an a elle aussi échappé à sa sentence grâce au soutien d'une multiplicité d'acteurs. En décembre 2016, après plus de quatre mois d'emprisonnement, elle avait été libérée en attendant son procès et avait pu aller chercher en Allemagne son prix de la paix. Elle en avait profité pour faire un crochet par la France, où elle avait rencontré la ministre de la Culture et s'était retrouvée sur le plateau de l'émission « La Grande librairie ».

Cela n'a pas empêché la sentence de la prison à vie de tomber. Mais, dans l'urgence, Asli Erdo?an obtient un asile temporaire en Allemagne. Son agent français et le Pen club l'aident pour ses dossiers, les prix lui permettant aussi de médiatiser sa situation et d'élargir sa notoriété. Son roman La ville dont la cape est rouge va être traduit en Croatie et, l'an prochain, Le bâtiment de pierre pourra être lu jusqu'en Indonésie.

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