Décryptage 

Pourquoi le conte est bon

Jean-Claude Grumberg chez lui, à Paris. - Photo photos : OLIVIER DION

Pourquoi le conte est bon

La plus ancienne forme narrative fait fi du temps et se renouvelle sans cesse, quelles que soient les circonstances, même dans les pires. La preuve avec un conteur hors pair : Jean-Claude Grumberg.

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Par Sean Rose,
Créé le 24.04.2023 à 14h00

Il était une fois le conte que l'on nous raconte, enfant. Cette forme de récit est le souvenir le plus archaïque que l'on ait de notre rapport à la littérature. Le conte est intemporel et, dans le même temps, à réinventer. Façon métafiction, avec Éric Chevillard et son Vaillant Petit Tailleur (Minuit, 2003) qui revisitait les frères Grimm. Récemment, version conte philosophique, sur les appétits léonins d'un certain homme d'affaires dans l'édition, Histoire d'un ogre d'Erik Orsenna (Gallimard, 2023). Le conte n'a pas pris une ride ; mieux, il met en scène ceux qui en ont. Comme dans De Pitchik à Pitchouk de Jean-Claude Grumberg où l'héroïne Rosette Rosenfeld, veuve fort âgée seule un soir de réveillon, décide de remonter la cheminée Napoléon III de chez elle. À peine s'est-elle engouffrée dans le conduit que lui tombe dessus « un gros, gros bonhomme » : le père Noël !

Homme de théâtre, scénariste (notamment de Costa-Gavras), Grumberg n'en est pas à sa première narration empreinte de merveilleux. Il avait signé Les Vitalabri, un récit pour la jeunesse chez Actes Sud, maison où il publiait déjà ses pièces pour enfants, mais c'est avec La Plus Précieuse des marchandises (Seuil, 2019) qu'il explose : à ce jour, 150 000 exemplaires vendus (grand format et poche confondus) ! Le best-seller est publié dans l'emblématique collection du regretté Maurice Olender, « La Librairie du XXIe siècle ». Après deux titres dans ladite collection, Olender lui avait demandé s'il avait encore des écrits hors théâtre. Il y avait bien ce conte commencé en même temps que Les Vitalabri : La Plus Précieuse des marchandises. L'histoire d'un bûcheron et une bûcheronne sans enfant, qui recueillent un bébé tombé d'un train filant... vers les camps de la mort. Œuvre dramatique ou de fiction, la Shoah traverse et relie toutes les productions de Jean-Claude Grumberg. Fils d'un déporté jamais revenu, l'auteur de la pièce multiprimée L'Atelier a été « privé de contes, comme tout enfant caché qui n'avait pas sa maman, encore moins son papa, pour les lui raconter ». Et publier un conte pour adultes (pas interdit aux enfants) sur la déportation n'avait a priori rien d'évident. Mais chez Grumberg, la catastrophe, on en rit, on en pleure, mais on ne plaisante pas avec, contrairement au film de Roberto Benigni, La vie est belle (1998), un chouïa démagogique et historiquement fallacieux. L'horreur, on aura beau la désamorcer par l'humour, on ne l'évite pas. D'ailleurs, les contes c'est fait pour ça : se confronter au grand méchant loup, savoir que le mal existe, qu'il nous attend au tournant.

En turc, en coréen ou au cinéma

Vient l'heure de la commercialisation de La Plus Précieuse des marchandises sous la sobre couverture crème de la collection « La Librairie du XXIe siècle » au catalogue éclectique allant de Perec à Lévi-Strauss, en passant par Arlette Farge ou Michel Pastoureau. Aucune promotion particulière au-delà de sa lecture n'est prévue. « Ce n'était pas chronique d'un succès annoncé, se souvient Pierre Hild, directeur commercial du Seuil, mais on l'avait fait beaucoup lire autour de nous, les retours étaient excellents : les représentants étaient enthousiastes. On avait envoyé énormément de services de presse aux libraires, ça montait graduellement et le bouche-à-oreille a fonctionné à plein. Dès l'étape du manuscrit, le conte avait suscité de l'intérêt à la Foire de Francfort, l'automne précédant sa sortie en début d'année. À la rentrée d'hiver en janvier, on a fait un tirage à 6 000 exemplaires et une mise en place de 4 000, à la fin du mois, on en était déjà à 50 000, et avant l'été à 80 000. » Sans compter les traductions dans dix-sept pays. L'aventure de la nourrissonne rescapée du convoi de la mort peut être lue en turc, en coréen, en vietnamien ! En livre audio, c'est Pierre Arditi qui prête sa voix au narrateur ; quant à l'adaptation au cinéma, elle est en cours, en dessin animé et sous la direction de Michel Hazanavicius (The Artist, OSS 117...).

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Les traductions de La plus précieuse des marchandises de Jean-Claude Grumberg.- Photo OLIVIER DION

Burlesque et merveilleux

Le nouveau conte de Jean-Claude Grumberg, De Pitchik à Pitchouk, a été tiré à 25 000 exemplaires. L'auteur s'y plaît à ajouter du burlesque au merveilleux ; malgré la mémoire de la rafle et l'âge qui est un naufrage, il déjoue la linéarité du conte traditionnel tout en jouant avec ses archétypes. Le père Noël est en burn-out. La protagoniste chenue, Rosette, est en vérité résidente d'un Ehpad ; elle voit soudain sortir du cabinet un « vieux béquilleux » qui lui avait emprunté ses toilettes. Même s'il n'est pas le père Noël, « pour [la] remercier de [sa] précieuse hospitalité urinaire », il veut bien lui raconter une histoire. Aime-t-elle les histoires ? Quelle question ! Elle adore les histoires ! Et nous aussi ! Ce conte de Noël à la chronologie disruptive se poursuit, déjanté, mêlant souvenirs d'amours et de peines, rappelant aux ignorants ou amnésiques ce que le mot « nazi » signifie à travers une lettre de Himmler... Appartenant à une génération qui croyait aux lendemains qui chantent, Jean-Claude Grumberg persiste et signe des contes, parce que malgré tout, « il faut bien donner aux enfants une raison d'espérer ! » Quand il dit « enfants », pas de discrimination d'âge. Le sous-titre précise : « Un conte pour grands enfants ».

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