23 janvier > Roman Italie

On connaît la chanson. L’Italie, les années de plomb. Le romantisme révolutionnaire dévoyé en terrorisme aveugle, les Brigades rouges, l’attentat en gare de Bologne, la loge P2, et pour finir le corps d’un homme, Aldo Moro, à l’arrière d’une 4L. De Romanzo criminale en Nos meilleures années, déjà lu, déjà vu. Mais jamais sans doute avec la force d’incantation poétique, le lyrisme sauvage, qui porte Les noirs et les rouges, troisième roman traduit en français d’Alberto Garlini (le premier chez Gallimard, après le sublime Sacrifice italien et Venise est une fête, tous deux chez Bourgois, 2008 et 2010).

De quoi s’agit-il ? D’un ange à la figure sale, d’un soldat perdu, d’un rebelle qui épouse la mauvaise cause. Comme d’autres, Stefano Guerra a eu 20 ans vers 1968. Par frustration sociale, désir de s’inventer son destin, fascination de la violence autant que par idéologie, cet étudiant frioulan que n’a pas assez aimé son père s’enrôle dans les forces renaissantes néofascistes. Meurtrier par accident d’un jeune homme de son âge lors de la bataille rangée de Valle Giulia, le campus romain, mettant les noirs aux prises avec les rouges, Stefano entame un parcours meurtrier et erratique dans les clairs-obscurs d’un pays à l’identité fragmentée. Il ne sèmera que le chagrin, avec style et sans pitié ; et même l’amour d’Antonella (sœur de sa victime) ne saura dissiper les ombres autour de lui. On croisera en chemin toute une jeunesse qui s’exaspère, composée d’autant « d’idiots utiles » du système, mais aussi de loin en loin les figures tutélaires de Luciano Berio, Pasolini, Feltrinelli et même Bruce Chatwin. On exilera son chagrin du côté de l’Afghanistan ou de la Terre de Feu. Rien n’y fera. La tragédie de l’Histoire reprendra ses droits.

« Ça passe ou ça casse, se dit-il. La vie ou la mort. Et, tandis qu’il se répétait ces mots tel un mantra, il trouva dans l’accélération magique de l’instant le courage qu’il savait ne pas posséder. […] Nous sommes habités, se dit-il. Nous sommes dans le flux et nous sommes habités. Ça passe ou ça casse. La vie ou la mort. »

Roman de l’anthropologie fasciste, Les noirs et les rouges est peut-être la plus implacable machinerie romanesque et politique, sur les liaisons dangereuses de l’idéologie et du pouvoir, depuis Occident de Ferdinando Camon (Gallimard, 1979). Garlini y réussit le prodige de tenir la distance tout au long de cette ample saga, sans rien sacrifier au style (et l’impeccable traduction de Vincent Raynaud y pourvoit) et sans se dévoyer dans les facilités du récit générationnel. L’émotion ici est une arme de combat.

Olivier Mony

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