Métiers

Une activité intime et vitale

"J'ai d'abord appris à penser la littérature, et quand j'ai commencé à traduire, je me suis très naturellement demandé ce que je faisais, comment je le faisais, se souvient Rosie Pinhas-Delpuech, traductrice de l'hébreu. C'est une activité si mystérieuse, qui implique tant de compétences de l'intelligence humaine. Puis, je me suis posé la question de mes langues, de manière vitale. J'ai écrit sur mon turc, mon français, mon hébreu. Sans cet engagement, je n'aurais pas traduit." Forte de trente-cinq ans d'expérience, elle fait partie de ces grands noms qui pensent la traduction autant qu'ils la vivent et la pratiquent. Parmi eux, il y a aussi ceux qui ont noué d'extraordinaires relations avec leurs auteurs, des duos emblématiques, dont celui de Valérie Zenatti et Aharon Appelfeld, de Josée Kamoun et Philip Roth, et plus récemment de Céline Leroy et Deborah Levy.

D'autres, tels André Markowicz, traducteur de Dostoïevski, préfèrent les grands classiques aux auteurs contemporains. D'autres encore, tel Freddy Michalski, décédé en mai 2020, sont devenus les passeurs des grands maîtres du polar, dont James Ellroy. "Traduire est si intime, si profond, ses racines descendent si loin, ajoute Rosie Pinhas-Delpuech. La langue est notre infrastructure vitale. Sans elle, nous devenons fous. C'est donc intéressant de la prendre comme un prototype et de l'observer, de la vivre. Peut-être aussi que les déracinements successifs m'ont rendue plus sensible à la précarité d'une langue, qui se perd si facilement et se gagne si difficilement. "

Ryoko Sekiguchi
Ryoko Sekiguchi- Photo HÉLÈNE BAMBERGER/P.O.L

Attaquer la littérature sur plusieurs fronts

Certains ont d'abord été écrivains, et sont devenus traducteurs ; d'autres ont commencé par la traduction, puis ont pris la plume... Ils vont et ils viennent entre les deux, ce qui les nourrit, les inspire, les met au défi. Mais cette porosité entre écriture et traduction n'est pas nouvelle. En effet, il existe en France une longue tradition d'auteurs-traducteurs qui cultivent cette double casquette. Gide traduisant Shakespeare, Vian et son amour des romans noirs, Baudelaire et ses Histoires extraordinaires de Poe, Giono et son Moby Dick... Aujourd'hui, c'est le cas, entre autres, de Claro, Mathias Énard, Agnès Desarthe, ou encore Marie Darrieussecq, Alice Zeniter et Jakuta Alikavazovic. "Évidemment que ces différentes façons de faire de la littérature communiquent entre elles ", confirme la romancière et essayiste Julia Kerninon, qui s'est aventurée en traduction pour la première fois en 2019, avec le roman jeunesse graphique Thornhill de Pam Smy (Rouergue). "Au fond, j'ai l'impression que j'essaie d'attaquer la littérature de tous les côtés : avec mon doctorat, mes romans, mon travail autobiographique, la traduction, et bientôt sans doute aussi du côté de l'édition."

Pour l'écrivaine Ryoko Sekiguchi, la traduction ouvre des portes parfois plus grandes encore que celles de l'écriture. "Quand je traduis, je me mets dans la peau d'un personnage, et cette rencontre m'enrichit, me galvanise, dit-elle. Alors qu'en littérature, par la force des choses, je me confronte à moi-même et à mes propres limites."

Tiphaine Samoyault
Tiphaine Samoyault- Photo BÉNÉDICTE ROSCOT/SEUIL

Faut-il se ressembler pour traduire ?

Traduire, c'est trahir. Et si c'était aussi militer ? Pour certains artisans de la langue, la traduction est indissociable de son époque. C'est dans une société post #metoo que Noémie Grunewald a publié Sur les bouts de la langue (La Contre Allée), un essai dans lequel elle réfléchit aux enjeux féministes associés à l'acte de traduire. Depuis 2014, elle traduit des autrices engagées, telles Julia Serano, Bell Hooks et Dorothy Allison. " "Traduire en féministe" peut s'appliquer à n'importe quel texte, a-t-elle déclaré à Livres Hebdo, le 8 octobre dernier. Cela implique d'adopter un regard féministe sur la langue qu'on pratique, sur notre travail de traduction. C'est aussi questionner toutes les habitudes de la langue, à l'image du masculin dominant."

Tiphaine Samoyault, autrice de Traduction et violence (Seuil, 2020), s'est penchée quant à elle sur le cas de la retraduction, en septembre 2020, de Dix petits nègres d'Agatha Christie en Ils étaient dix, et sur celle d'Autant en emporte le vent par Josette Chicheportiche (Gallmeister). " La traduction d'un texte raciste reste une traduction raciste, par reconnaissance et reproduction du racisme contenu dans l'œuvre traduite, écrit-elle dans Faut-il se ressembler pour traduire ? (Double ponctuation). Faut-il, par activisme, corriger l'œuvre en la rendant "moins raciste", ou bien s'en tenir à un principe de fidélité à l'original, si souvent avancé comme la norme en matière de traduction ? " La première option est, selon elle, à privilégier dans certains cas.

Klaus Jöken, traducteur-adaptateur d'Astérix en allemand.
Klaus Jöken, traducteur-adaptateur d'Astérix en allemand.- Photo THOMAS FAIDHERBE / LH

 

Recordmen du temps et de la créativité

Travaillant sous le sceau du secret, de l'urgence et de contraintes hors normes, ceux-là font de la traduction comme d'autres de la haute voltige. Parmi eux, Pierre Demarty, Charles Recoursé et Nicolas Richard, trio sollicité pour Une terre promise (Fayard, 2020), l'autobiographie de Barack Obama ; mais aussi Jean-François Ménard, traducteur des six premiers tomes de Harry Potter de J.K. Rowling, qui a œuvré en un temps record. À titre d'exemple, il a traduit les 600 pages de Harry Potter et le prince de sang mêlé... en moins de deux mois. Et ce tout en réinventant cette langue propre à l'univers de Rowling - « howler » est devenue « beuglante », le « sorting hat », un « choixpeau », quant à Hogwarts, l'école des sorciers, elle a été baptisée Poudlard.

En plus des accords de confidentialité et des délais serrés, d'autres, comme Klaus Jöken, traducteur en allemand d'Astérix, s'attèlent au format plus atypique de la bande dessinée. « En travaillant 40 heures par semaine, il faudrait 4 à 6 mois, a-t-il déclaré à Livres Hebdo le 21 octobre. Là, étant donné que j'ai deux mois à deux mois et demi, je ne fais plus rien d'autre. » Il faut dire qu'Astérix représente de gros enjeux commerciaux, puisqu'en 2020, plus de 760 000 albums ont été vendus outre-Rhin. Le succès est donc au rendez-vous... les contraintes, aussi. « Le dessin est sacré, nous ne pouvons en rien le modifier. En connaissant l'allemand, vous savez que les mots germaniques sont beaucoup plus longs que les mots français. (...) Mais face à cette contrainte graphique, nous devons malgré tout faire entrer le texte dans les bulles. » 

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