Livres Hebdo : Qu’est-ce qui vous a poussé à relater cette histoire si intime et dramatique, celle de l’accident de parapente de votre compagne Mathilde et de la reconstruction qui s'ensuit ?
Cédric Sapin-Defour : Il y a deux temps clairement distincts : celui de l’écriture et celui de l’éventualité d’un livre. L’écriture a jailli dès le soir de son accident, à 17h, le 12 août 2022. Évidente, organique. Mathilde tenait des carnets de voyage. Je les ai poursuivis, je consignais tout. Pour continuer (tout semblait vouloir s’achever), pour lui fournir un matériau mnésique si elle revenait à nous, pour certifier l’advenu, pour que rien ni personne ne vienne corrompre la réalité, pour lutter contre l’oubli, à la fois s’autoriser l’oubli… Mais aucune perspective de livre. Et un matin, dans un café grenoblois, je relisais mes carnets. Je voyais bien qu’avec les mois passant, ils devenaient de plus en plus écrits. Là, une violente dispute intérieure s’est engagée entre une parcelle de moi jugeant indécente l’idée de faire de son épreuve un matériau littéraire et une autre, considérant que je tenais là l’occasion de rendre hommage à son parcours. Il faut croire que la seconde l’a emporté.
Pouvez-vous nous raconter la genèse éditoriale de cet ouvrage, deux ans après le phénomène Son Odeur après la pluie ? Comment s’est construit ce nouveau projet avec Stock ?
Lorsque la perspective d’un livre sur ce sujet s’est établie (avec l’accord et l’adhésion de Mathilde), nous en avons discuté avec mes éditeurs chez Stock. Ils m’ont laissé le temps, le rythme, le choix du ton et de la structure. Le maître mot chez Stock est liberté. À la lecture du manuscrit final, leur unique suggestion (outre le travail habituel sur le texte) et je les en remercie, a été de ne pas trop attendre pour le publier. J’imaginais passer encore des mois et des mois sur ce récit, là n’était pas ma meilleure idée. Car à travailler indéfiniment un texte, on le polit des émotions natives et de sa sincérité brute. Et s’il n’est pas opportun (de mon point de vue) d’écrire un livre dans la tempête, il n’est pas plus adapté de l’écrire quand tout s’est calmé. Le bon moment, ce sont les soubresauts.
Le récit est construit comme un journal à suspense, à la temporalité mélangée, presque comme un roman choral. Pourquoi ce choix de structure narrative ?
Là encore, il n’est pas question de choix, mais d’évidence. Le découpage de la journée centrale (celle de l’accident) en plusieurs séquences ne procède pas d’une construction littéraire, encore moins d’une stratégie de captation du lecteur (quelle horreur, rappelons-nous : liberté !) mais parce que c’est ainsi que cette journée a pris sa place dans nos existences réelles et ressenties. Çà et là, sans prévenir, un moment de ce jour J surgit dans nos quotidiens, se rappelle à nous, passe puis s’en va, laissant de l’espace à la possibilité du futur. Et ce n’est pas systématiquement un surgissement désagréable ou violent. Puisque c’est ainsi que se joue la réalité de nos émotions, de nos sentiments, pourquoi la travestir dans son récit ? Ce que je trouve charmant, puisque nous parlons encore et encore de liberté, c’est que certains lecteurs m’ont dit qu’ils avaient fait le choix de ne pas lire le jour J d’emblée, ou au contraire de le lire entièrement avant de passer aux autres temps du livre.
« Au fond, seule m’intéresse l’expérience de la rencontre avec d’autres humains de cette Terre »
Le tirage initial de Son odeur après la pluie était modeste, aujourd’hui ses ventes atteignent 650 000 exemplaires. Deux années après, comment avez-vous vécu et continuez-vous de vivre un tel raz de marée ?
Il m’a et continue de me combler de joie. Je connais ma chance de vivre cet engouement. Deux années d’accompagnement du livre, c’est aussi deux années à échanger avec d’autres écrivaines et écrivains. Et de mesurer comme beaucoup aimeraient connaître ce moment. Je suis rempli d’une gratitude à l’endroit des lecteurs, des libraires et de ce bouche-à-oreille initial qui a lancé Son odeur après la pluie. Car au-delà du succès, c’est sa forme que j’affectionne particulièrement. Je n’étais connu que de ma famille, de mon village et du cercle de la montagne, le sujet du livre n’était ni d’actualité ni sulfureux et voilà aujourd’hui où nous en sommes. Concomitamment à ce succès, je vivais dans ma vie personnelle une épreuve douloureuse (comme des millions de personnes mais celle-ci, c’était la mienne), je voyais souffrir celle que j’aime, je la voyais perdre ses mots quand on encensait les miens. À la fois, cela aide à relativiser et à ne pas se tromper de richesse. À la fois, les énergies positives que je recevais à travers l’accueil du livre, je les gardais bien au chaud de ma besace et je les ramenais à Mathilde.
Comment appréhende-t-on son retour en librairie après un tel succès ? Avez-vous ressenti une pression particulière, ou au contraire une liberté nouvelle ?
Il n’est question que de joie et du plaisir de retrouver les lecteurs, les libraires, les festivals. L’écriture, vous le savez, est une activité solitaire. Le lien avec celles et ceux qui liront le livre est indirect, décalé, secret. J’ai écrit dans mon van, seul. Ils liront où ils veulent, seuls. On est loin de l’unité de temps et de lieu que connait le musicien en concert, le partage immédiat, direct, de la création à sa réception. Mais parfois, lecteurs et écrivains se retrouvent, se regardent dans les yeux, font dialoguer leurs cœurs. Ce sont des moments forts qui dans un même élan, mettent à nu et épaississent. Je me réjouis de vivre à nouveau ces instants. Car au fond, seule m’intéresse l’expérience de la rencontre avec d’autres humains de cette Terre. L’échange. Rien ne se fait dans un seul sens.
Avez-vous des attentes particulières sur cette nouvelle parution ? Vous attendez-vous à ce que le récit touche les lecteurs aussi universellement que pour Son odeur après la pluie ?
Je n’ai aucune attente. Si, j’en avais une : que Mathilde puisse lire ce livre sereinement et que sa lecture lui procure des raisons de s’estimer. Car la séquelle la plus dégueulasse des accidents, c’est de perdre confiance en soi et en l’utilité de sa place dans le monde. Elle l’a lu. C’est fait. C’est précieux.
Le reste, dont l’accueil du public, des critiques, les chiffres de vente, les prix éventuels, les hourras ou les huées, tout cela, je n’ai pas la main dessus (c’est d’ailleurs un charme de toute forme d’art, le jour où nous aurons des éléments de certitude, de garantie quant à la réception de ce que nous créons, l’art sera mort) alors à quoi bon dépenser de l’énergie à tenter d’infléchir quoi que ce se soit ? Mais si Où les étoiles tombent est accueilli chaleureusement, qu’il procure des émotions, qu’il enclenche une conversation avec un grand nombre de lectrices et de lecteurs, cela ne gâchera rien. Nous ne sommes pas les seuls à avoir vu notre vie basculer d’une minute à l’autre, loin de là. Les lecteurs auront des histoires à me raconter…
Entre écriture et promotion de ce nouvel ouvrage, cession de droits et adaptations (BD, cinéma, théâtre) du dernier, pouvez-vous continuer de vivre « comme avant » et de pratiquer la montagne aussi librement ?
Je vis dans un petit village de montagne. Là, si je suis un peu l’écrivain qui passe à la télévision, je suis surtout Cédric, l’ancien prof d’EPS du collège, le skieur de montagne, le grimpeur, celui qui pose son parapente dans le champ derrière la maison, le copain, celui qu’on appelle pour transhumer des ruches… Mon identité n’est pas d’être l’auteur de l’année 2024 (bien que j’accorde à cette reconnaissance une grande place). Cet équilibre est très sain.
Si j’aime les moments de promotion du livre, les rencontres citadines, s’ils me procurent de profondes satisfactions, ma vie est ici, dans les forêts, le long des arêtes et sur les cimes. Cette oscillation est charmante : le matin, je pars du Beaufortain au son des clarines ou sous le spectacle des flocons de neige, je me rends dans un autre univers qui me touche et je reviens le soir ou le lendemain matin. J’ai la chance de fréquenter ces deux sources de joie et d’épanouissement. Mais je sais où se tient la matrice de mon existence. Et je me fais une discipline à ce que le temps consacré aux errements dans la montagne reste majoritaire. Si la pratique de la montagne est actuellement différente, c’est parce que mon compagnon de cordée prend le temps de se reconstruire et de reprendre ou non goût aux risques de la verticalité. Mathilde.