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Un Nobel explosif. La secousse n’aura pas été très forte mais suffisamment pour être perçue par le monde médiatique. Telle le loup dans la bergerie, la ministre de la Culture et de la Communication Fleur Pellerin a rendu public son absence actuelle de lecture de romans en avouant ne pas avoir lu Patrick Modiano et, pire, révélant des pratiques de lecture instrumentale ("Je lis beaucoup de notes, beaucoup de textes de loi, les nouvelles, les dépêches AFP, mais je lis très peu" ).

Celle qui, par sa fonction, se doit d’incarner la culture n’aurait pas les pratiques conformes à ce qui serait attendu d’elle. Et l’émotion des élites culturelles - particulièrement celles du boulevard Saint Germain ou celles qui s’y réfèrent - est réelle et compréhensible. Sans doute Fleur Pellerin est la première ministre de la culture à reconnaître un rapport distant avec les pratiques culturelles légitimes. Depuis André Malraux jusqu’à Aurélie Filippetti, les ministres avaient une proximité avec l’univers de la création. Parfois, de façon presque dérogatoire, ils provenaient du monde de l’audiovisuel (Catherine Tasca ou Frédéric Mitterrand) ou arrivaient sans grande familiarité avec la sphère culturelle (Catherine Trautmann, Renaud Donnedieu de Vabres) mais toujours dans ce cas ils se gardaient bien de ne pas être pris en défaut de remise en cause de la légitimité culturelle tant dans leurs discours que dans leurs pratiques. Et on se souvient que Frédéric Mitterrand avait dû faire machine arrière après sa formule choc sur "la culture pour chacun" de février 2011.

L’aveu de F. Pellerin apparaît comme un acte iconoclaste. La sécularisation de la culture est assumée par celle-là même qui occupe une position majeure dans l’institution. Par analogie, c’est comme si le Pape François révélait une relation conjugale…

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Mais plus largement, pourquoi cette émotion ? On peut analyser la déclaration de Fleur Pellerin et les réactions suscitées comme un séisme révélateur d’un profond mouvement de notre société par rapport à la lecture et la culture. La "plaque" de la culture lettrée et légitime s’enfonce progressivement sous la "plaque"  du rapport distancié et personnel au "contenu". Ce processus en cours mais assez peu reconnu est comme mis à nu par la ministre. Agrégée de lettres classiques et écrivain, Aurélie Filippetti offrait de véritables gages à ceux qui se reconnaissent dans ce monde qui se réduit peu à peu. Ceux-ci se sentent "trahis", "abandonnés" et on peut le comprendre. Reste que l’indignation ne fait pas disparaître la réalité. Il est vrai que le rapport à la culture change globalement. Les "œuvres" ne doivent leur reconnaissance qu’à leur capacité à interpeller les personnes et à les rassembler.
Les institutions culturelles ont bien sûr un devoir d’offrir des "œuvres" mais leur légitimité n’est pas acquise a priori. Elles ne peuvent pas mépriser la "demande" ou plus exactement, le faire revient à s’aliéner encore un peu plus le "peuple" qui sera conforté dans l’abstention ou le vote extrême.

D’ailleurs les élites sociales sont également engagées dans cette mutation en diminuant leurs pratiques de lecture et en adoptant massivement des pratiques audiovisuelles, ludiques et décomplexées. Il n’est pas absurde que la ministre de la Culture et de la Communication intègre, dans sa réflexion et sa politique, cette réalité qui est si fortement négligée. Faudrait-il qu’elle pense sa politique pour une population idéale très éloignée de la population réelle ? Et sa formation scientifique et commerciale l’aide dans cette voie.

Evidemment la création d’œuvres qu’elles soient musicales, littéraires, audiovisuelles ou autres (ce que Fleur Pellerin appelle "contenu") n’est pas assimilable à la production de toute autre marchandise et il faut en tenir compte. Mais il est possible de penser la spécificité de ce monde sans le réduire à un sanctuaire. C’est l’idée d’un programme qui rassemblerait en elles-mêmes, et de façon exclusive, des œuvres classiques qui est progressivement abandonnée. Au grand dam d’un Henri Mitterand, par exemple, qui écrivait dès 1992 (dans Le Débat) : "Si on cherche à « former une culture », on ne peut fuir devant ce qui est essentiel, central, primordial : la lecture des grandes œuvres, en elles-mêmes et pour elles-mêmes."

Les enseignants de français (ils se revendiquent moins professeurs "de lettres" qu’avant…) sont nettement moins à cheval sur un corpus prédéfini d’œuvres au programme et de plus en plus ouverts sur des romans contemporains ou susceptibles "d’intéresser les élèves". Les prix littéraires eux-mêmes semblent prendre en compte le point de vue probable du public sur les romans de façon à obtenir une légitimité par les lecteurs ordinaires de leur choix savant. A l’inverse, nos contemporains donnent l’impression de construire leur propre programme en fonction de leurs rencontres (y compris avec un enseignant qui les a touchés) et de leur histoire personnelle. Et les mêmes qui déplorent l’abandon de la littérature s’abandonnent à jeter un œil sur la version pdf du livre de Valérie Trierweiler qu’ils ont reçue par hasard… nouveaux tartuffes ? C’est cette réalité d’un rapport désacralisé  mais personnel à la lecture qu’il s’agit de reconnaître.

 Fleur Pellerin le fait de façon indirecte quand elle avoue ne pas lire pour désigner la lecture romanesque. Elle a l’idée et l’expérience de cette pratique, elle apprécie le plaisir exigeant de la lecture de romans mais n’a pas le temps ni la disponibilité d’esprit pour s’y livrer comme elle l’affirme courroucée dans Libération. Ce faisant elle lui reconnaît une valeur réelle. A défaut de pouvoir lire, elle s’inscrit dans ce mouvement profond en cours en regardant des séries télé et peut-être en jouant aux jeux vidéo… Elle entre en cela dans la reformulation des pratiques culturelles mise en évidence par Philippe Coulangeon dans Les métamorphoses de la distinction (Grasset): vers un remplacement des pratiques ascétiques (demandant du temps pour les exercer telles que la lecture ou la pratique d’un instrument de musique) des élites par des pratiques plus événementielles (expositions, spectacles, etc.). Décidément la terre n’a pas fini de trembler…

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