3 avril > Roman Portugal

Entrer dans les livres d’António Lobo Antunes, c’est accepter de se laisser entraîner dans un fleuve plein de siphons. C’est entrer dans le flux. Sauter dans le courant et ressortir, comme dans Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ?, 475 pages plus loin, passé à l’essoreuse de ses phrases et de ses mots, un peu hagard.

Dire d’abord, même si ce n’est pas le principal, ce que raconte ce dernier roman : pour faire vite, la déchéance d’une famille de la bourgeoisie portugaise terrienne à travers les voix croisées de ses membres. Ainsi, dans la maison des Marques, à Lisbonne, un dimanche de Pâques, la mère va mourir et ses enfants sont venus lui rendre une ultime visite. Voici Beatriz qui voit "des chevaux et encore des chevaux entre les rosiers, quand on m’emmenait à la plage je les imaginais le long des vagues jetant leur ombre sur la mer" ; Ana, la toxico ; Joao qui cherche des garçons dans le parc ; et Francisco, celui dont tout le monde, en particulier Mercilia, la bonne asservie qui a élevé toute la progéniture Marques, prétend que "Dieu l’a fait sans âme", l’héritier plein de rancune qui entend récupérer "le bout de viande qui restera après les hypothèques et les dettes" puisque le père, mort, a dilapidé au casino le patrimoine familial, une quinta au milieu des chênes verts où étaient élevés des taureaux de combat. Structuré comme une corrida, avec les trois tercios (de capote, de piques, de banderilles), la faena et la suerte suprême, le roman parle de splendeur décadente, de fin de tout (règne, vie, gloire). Lobo Antunes renifle "les parfums éventés", traque l’ombre des crépuscules. "Toutes les maisons sont tristes à trois heures de l’après-midi à cause de cette nuit intérieure qui succède au mitan du jour."

Mais comme dans la plupart de ses livres, tous depuis plus de vingt ans exclusivement publiés chez Bourgois, l’enjeu est moins dans le sujet que dans l’écriture elle-même qui cherche à établir une connexion directe avec l’intériorité des protagonistes. L’ancien psychiatre connaît les méandres du cerveau, ses voies cachées, ses correspondances, ses courts-circuits, ses flottements, ses secrètes cohérences. Il avance, tour à tour taureau et matador, sur tous ces souvenirs en désordre, "ces replis de désolation dont nous sommes faits". Les récits, pleins d’incantations, d’exhortations, de questions ressassées, se font écho, se complètent. L’auteur, lui-même, est apostrophé par ses personnages. Qui parle ? "J’ai essayé de prier mais Dieu m’a fait savoir qu’il était parti en voyage." V. R.

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