6 février > Roman Pologne

Saturne dévorant un de ses fils, Deux vieux, Le chien, Leocadia… combien d’historiens de l’art, de spectateurs fascinés - en 2006, le poète Yves Bonnefoy dans un livre publié chez William Blake - se sont penchés sur ces quatorze tableaux de la série dite des Peintures noires, ultimes visions, hallucinées et funèbres, d’un Francisco de Goya septuagénaire ? Combien ont tenté de sonder la noirceur, l’effroi qui habitent ces fresques réalisées entre 1820 et 1823 qui tapissaient les murs de la Quinta del Sordo, la maison de campagne près de Madrid où vécut le peintre espagnol. Scènes dont les reproductions, transférées sur toile dans les années 1870 par Salvador Martinez Cubells (mais aussi modifiées à cette occasion) sont aujourd’hui visibles au musée du Prado.

Pour en approcher les terribles mystères, le Polonais Jacek Dehnel a choisi avec une audace et une habileté certaines, la forme d’une fiction biographique, soutenue par de nombreuses sources documentaires. Son livre, le premier traduit en français de ce poète, romancier et traducteur de 34 ans, également peintre et spécialiste de poésie anglaise, s’engouffre ainsi dans les nombreuses questions, les interprétations divergentes qui continuent d’entourer ces œuvres et il vient nourrir en l’accréditant la thèse controversée du professeur Juan José Junquera, avançant, il y a quelques années, que ces peintures étaient l’œuvre non de Francisco mais de Javier, né en 1784, le septième mais seul enfant survivant des enfants du maître. Sous-titré "Peintures noires de la vie des hommes de la famille Goya", Saturne imagine donc les récits parallèles, à la première personne, du célèbre père et de son fils, à peu près inconnu, puis du petit-fils Mariano, dont le roman laisse entendre qu’il pourrait être le propre fils de Francisco, et qui aurait organisé la mystification en faisant par intérêt attribuer les fresques à son illustre grand-père. Sous cet angle, le romancier dresse le portrait de Francisco dévorant lui-même son propre fils, un créateur en disgrâce, sourd, habité par une libido agressive face à un fils introverti, soumis, amer : "Personne ne se souviendra de moi autrement que comme du “fils paresseux du grand Goya.”" Et éclaire la sombre inspiration de ces peintures à la lumière de ces relations filiales déçues - un père qui ne se reconnaît pas dans son fils, un fils qui désespère de combler les attentes de son géniteur.

Avec cette analyse romanesque assez psychologique, que Dehnel accompagne toutefois d’une lecture méditative des œuvres, reproduites tout au long du roman, l’écrivain complète l’opaque dossier des Peintures noires sans épuiser la charge morbide hypnotique de ces images formées dans l’esprit et sous le pinceau d’un artiste il y a près de deux siècles.

Véronique Rossignol


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