Manifestations

Sponsors : je t’aide, moi non plus

L’Espace polar organisé par la SNCF au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. - Photo Photo Agence Anne & Arnaud

Sponsors : je t’aide, moi non plus

Confrontées au resserrement des dispositifs d’aide publique, les manifestations de promotion du livre se tournent de plus en plus vers les financeurs privés, qui imposent leurs contraintes.

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Par Faustine Vincent,
Créé le 05.02.2016 à 01h00 ,
Mis à jour le 08.02.2016 à 17h36

Fondations et entreprises privées n’ont jamais paru aussi désirables aux acteurs de la vie littéraire. Les demandes d’aides affluent sur leur bureau. "C’est exponentiel, constate Marie-Lorraine Kerr, déléguée générale de la Fondation du Crédit mutuel pour la lecture. Nous recevons 600 dossiers par an, contre 350 il y a encore cinq ans. On sent bien la disette."

Inimaginable pour beaucoup il y a encore quelques années, démarcher le monde du privé pour un événement littéraire est devenu indispensable pour faire face à la baisse des subventions publiques. Mais à quelle porte frapper ? Autant les partenaires de l’art contemporain, de la musique ou de la danse sont connus, autant ceux du livre sont, hormis quelques-uns, difficilement identifiables. Quant au montant des aides versées, la grande majorité refuse de le dévoiler. "Cela pourrait être mal interprété, et ouvrir la voie à une surenchère", argumente une entreprise.

D’après les éléments recueillis par Livres Hebdo, les sommes oscillent entre 3 000 et 10 000 euros par événement. Il peut aussi s’agir d’une simple aide en nature en offrant de la visibilité, comme le syndicat des transports Sytral le fait pendant Quais du polar, à Lyon, en proposant des services, ou le concessionnaire Pedinielli pendant les Correspondances de Manosque, ou en organisant comme Système U des animations dans ses magasins pendant la fête du livre pour la jeunesse Lire en short.

"Des mots clés à placer"

Dans tous les cas, l’époque des grands mécènes qui signaient des chèques en blanc est révolue. Aujourd’hui, les aides sont livrées sous certaines conditions. Au livre de s’y plier. Première obligation : couler son projet dans le moule fixé par la fondation ou l’entreprise, quitte à l’adapter légèrement. Une acrobatie que Claire Castan, chargée de mission vie littéraire à l’Agence régionale du livre Paca, a pu observer lorsqu’elle était membre du jury de la Fondation SNCF pour un appel à projets centré sur le développement de la lecture. "Tous tordent un peu leur proposition pour obtenir de l’argent, note-t-elle. Il y a des mots clés à placer." La technique fonctionne jusqu’à un certain point. "Si c’est opportuniste, ça se voit, et ce n’est pas financé".

Trouver des mécènes est d’autant plus difficile que ceux qui s’intéressent au livre le font moins sous un angle culturel que social. "C’est un phénomène nouveau, observe François Debiesse, président délégué de l’association Admical chargée de développer le mécénat des entreprises. La lutte contre l’illettrisme et l’exclusion sont des thèmes qu’on retrouve souvent. Or de la littérature à l’illettrisme, il n’y a qu’un pas." Un pas de géant toutefois, souligne Serge Roué, directeur du Marathon des mots et programmateur d’autres festivals avec son agence Faits et gestes. "On fait difficilement une manifestation littéraire pour combattre l’illettrisme, rappelle-t-il. Pour trouver un écho auprès des entreprises, on met en avant la dimension socioculturelle de nos programmes."

De sponsors à coproducteurs

Deuxième condition pour obtenir des aides : donner toute sa place au sponsor. Si certaines entreprises se contentent du classique échange "argent contre visibilité", comme Thales ou le Crédit agricole Centre France à la Foire du livre de Brive, la plupart veulent désormais être coproductrices d’un événement à l’intérieur même de la manifestation, et plus seulement soutenir le projet existant. Le défi consiste à trouver des points d’accord entre deux mondes parfois très éloignés l’un de l’autre. "Il faut faire des compromis, sans aller jusqu’à la compromission", résume Claire Castan. Le soutien de L’Occitane aux Correspondances de Manosque n’a ainsi eu qu’un temps. "Nous n’avions pas vocation à faire la promotion des produits de la marque", justifie-t-on côté festival.

Partenaire historique des Correspondances, la Fondation La Poste a en revanche bâti une véritable relation de travail, au point de voir son nom accolé à celui du festival. "On ne donne pas seulement de l’argent. On s’implique, et on s’assure que les lectures sont en résonance avec les livres que nous aidons à publier", précise Dominique Blanchecotte, sa déléguée générale. Le directeur du festival, Olivier Chaudenson, dit travailler en bonne intelligence avec elle, tout comme avec Orange, son autre grand partenaire privé. "On met en avant le lauréat du prix Orange du livre. Ce n’est pas un auteur que j’aurais choisi, mais je joue le jeu sans problème, je n’ai pas l’impression d’être forcé", assure-t-il. De son côté, l’opérateur téléphonique y voit le moyen de "faire vivre la communauté" de 200 000 membres de sa plateforme Lecteurs.com et de les "fidéliser", explique Armelle Pasco, directrice des partenariats chez Orange.

Cette implication grandissante des financeurs témoigne de leur professionnalisation. C’est aussi le moyen de défendre leur budget de mécénat en période de crise, en montrant aux salariés - eux-mêmes de plus en plus associés aux événements - qu’ils ne jettent pas l’argent par les fenêtres. Leur place croissante se fait cependant parfois au détriment du budget alloué aux manifestations. Soucieuse d’exporter partout son "univers du polar", la Fondation SNCF a ainsi baissé de 40 % son aide au festival BD d’Angoulême pour y créer son propre espace. "Au départ les organisateurs n’étaient pas contents, se souvient Benoît Lanciot, responsable des événements à la SNCF. Mais au final, c’était dans leur intérêt, cela a enrichi l’offre du festival, et attiré d’autres partenaires."

Leclerc est allé encore plus loin. Le groupe de distribution a cessé de financer les événements littéraires tels Etonnants voyageurs ou Le Marathon des mots pour créer les siens, dont le prix Landerneau et le festival Culturissimo, devenant lui-même un opérateur littéraire. "Cela vient du goût pour les arts de notre président, Michel-Edouard Leclerc. Mais c’est aussi le moyen d’avoir une communication plus homogène, portée par tous nos magasins. C’est une stratégie de maillage du territoire", explique Marie José Cegarra, responsable de la communication des espaces culturels Leclerc. Avec évidemment des répercussions directes sur les ventes en magasin.

Sans aller aussi loin, la Fnac et Cultura jouent aussi la carte des événements "maison". Comme tant d’autres acteurs privés, tous deux ont d’ailleurs créé leur propre prix - une idée à la mode qui offre une bonne visibilité aux marques.

"Tout se négocie"

Malgré la crise, quelques financeurs privés renforcent leur soutien au livre. La Fondation Bouygues est ainsi allée chercher le festival de Chambéry. La SNCF se dit "à l’affût". Et l’entreprise de transports DPD France espère devenir un partenaire régulier d’Angoulême. Mais le champ des possibles se restreint. D’autant que la vie d’un mécène est limitée. "Au bout de cinq ans, on les considère déjà comme valeureux", sourit Serge Roué. Grand défenseur du partenariat avec le privé, Vincent Monadé, président du Centre national du livre, appelle, lui, à "casser les barrières mentales. Le sponsoring n’est pas sale. Evidemment, les entreprises demandent des contreparties. Mais tout se négocie."

En cas d’échec, les intéressés peuvent toujours essayer le crowdfunding, la nouvelle source alternative de financement. Car, à terme, l’équation menace d’être simple : tout tenter ou disparaître.

Yann Nicol : "Il faut trouver des points d’accord et être attractifs"

Yann Nicol : "On a sollicité pour la première fois cette année une fondation d’entreprise privée."- Photo PATRICK BOX/HOP

Yann Nicol, directeur et programmateur de la Fête du livre de Bron, explique ses difficultés à trouver des financeurs privés.

Livres Hebdo - Cherchez-vous aujourd’hui des financements privés ?

Yann Nicol - On commence petit à petit. Notre festival est gratuit, sans recettes. On dépend donc beaucoup des pouvoirs publics, dont les soutiens sont encore forts. Mais le contexte financier, plus difficile, nous oblige effectivement à nous tourner vers des financements privés pour maintenir ce modèle de gratuité, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. On a sollicité pour la première fois cette année une fondation d’entreprise privée. Notre dossier n’a pas été retenu, mais c’est une manière d’entrer en contact, et de comprendre les enjeux des uns et des autres. Quoi qu’il en soit, démarcher les financeurs privés est compliqué.

Pourquoi ?

Pour deux raisons majeures. D’abord parce que nos équipes ne sont pas nombreuses. Or, monter un dossier auprès d’un financeur privé est complexe et demande du temps. Ce n’est pas évident de trouver les moyens humains et professionnels de faire ce travail. La deuxième difficulté est liée à la nature des aides de certains partenaires privés : on doit rentrer dans des cases, et faire des actions qu’ils ont envie de financer mais qui ne sont pas forcément en accord avec la façon dont nous concevons l’événement. On a une identité, et un certain nombre de convictions. De leur côté, les partenaires privés se positionnent en fonction de leurs critères d’attribution et de leur propre vision de l’événement. Il faut donc travailler ensemble pour trouver des points d’accord, et être attractifs à leurs yeux.

L’avenir du financement du festival vous inquiète-t-il ?

La Fête du livre de Bron, qui existe depuis trente ans, est reconnue. Mais la question financière est effectivement devenue une préoccupation très forte. Les choses arrivent au fil du temps : nous attendons encore des réponses alors que le festival a lieu début mars. Nous devons mener une réflexion dans la façon d’organiser nos événements, dans la manière de faire évoluer les rôles, les objectifs, et peut-être la constitution de nos équipes, afin de trouver de nouveaux financements.

Parent pauvre

 

Face aux autres domaines des arts et au sport, le livre peine à attirer les entreprises.

 

"Entre subventionner l’équipe de rugby locale ou un événement littéraire, le choix est souvent vite fait." Serge Roué, Le Marathon des mots (match de rugby entre le Stade toulousain et le Lyon LOU). - Photo PIERRESELIM/CC BY-SA 3.0

Dans la course aux financements privés, les responsables du livre doivent rivaliser d’imagination pour séduire des partenaires. "C’est très difficile de faire venir du mécénat sur la vie littéraire, parce qu’en matière de communication c’est nettement moins flamboyant que d’autres domaines culturels comme la peinture, la danse ou la musique, où les sommes engagées sont mille fois supérieures", constate Evelyn Prawidlo, codirectrice des Correspondances de Manosque.>

Au total, le livre ne représente que 1 % des 365 millions d’euros de budget du mécénat culturel, soit en moyenne 10 000 euros par mécène, selon l’association Admical - ce chiffre se rapportant au mécénat à proprement parler, c’est-à-dire encadré par la loi et bénéficiant d’avantages fiscaux.

Pas assez glamour, le livre ? Pas seulement. Il touche aussi moins de monde, et pâtit d’une visibilité moins importante. Soutenir le Ballet national de Marseille, qui effectue des tournées internationales, offre des retombées médiatiques sur le long terme, alors qu’un partenaire de festival littéraire n’est, au mieux, visible que pendant les quelques jours où celui-ci se tient. Problème supplémentaire, selon Claire Castan, chargée de la vie littéraire à l’Agence régionale du livre en Paca, "le report vers le financement privé n’est pas encore très travaillé par les acteurs du livre, car avec la baisse des subventions publiques, il y a de moins en moins de création d’événements littéraires".>

En concurrence avec le sport

Battu sur le plan national face aux autres domaines culturels, le livre n’est pas plus avantagé à l’échelle régionale. "On se retrouve en concurrence avec le sport, explique Serge Roué, directeur du Marathon des mots. Entre subventionner l’équipe de rugby locale ou un événement littéraire, le choix est souvent vite fait. La littérature ne fait pas le poids, car le sport paraît moins élitiste, et véhicule des valeurs plus faciles à mettre en avant par les entreprises : la dimension collective, l’éthique, l’engagement…"

Plusieurs entreprises qui finançaient des événements littéraires ont fini par les délaisser, à l’image de BNP Paribas, qui s’est recentré sur le jazz, la danse et le cirque, ou encore le collectif d’entreprises Mécènes du Sud, désormais axé sur l’art contemporain. Bénédicte Chevallier, déléguée générale de cette association, s’en désole : "Au fond, c’est la réflexion qui traverse plusieurs institutions : séparer la littérature du reste".

L’espoir reste permis malgré tout. D’abord parce que rien n’est figé, et qu’une évolution à la tête d’une entreprise peut suffire à changer la donne. Ensuite parce que la littérature a un avantage majeur par rapport aux autres champs culturels : soutenir des projets dans ce domaine ne demande pas des sommes extravagantes. "On soutient entre 70 et 80 actions liées à la lecture chaque année. On préfère cela, car si on finançait le cinéma, par exemple, ça grèverait notre budget", assure Marie-Lorraine Kerr, déléguée générale de la Fondation du Crédit mutuel pour la lecture. Le livre a encore l’art de faire de sa faiblesse un atout.

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