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Tourisme littéraire: le livre, la carte et le territoire

A la suite du succès mondial du Da Vinci code de Dan Brown, l’église Saint-Sulpice à Paris s’est mise à accueillir des pèlerins en short, venus voir la fameuse ligne méridienne matérialisée sur le sol de la nef. - Photo Olivier Dion

Tourisme littéraire: le livre, la carte et le territoire

Associations, mairies, mais aussi offices du tourisme, tour-opérateurs et éditeurs se saisissent de l’engouement pour les best-sellers et de l’amour durable pour les classiques. Ils multiplient les propositions touristiques qui permettent d’arpenter les lieux réels ou fictionnels au cœur d’un roman adoré ou de mettre ses pas dans ceux d’un auteur inspirant.

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Par Anne Gollion-Weiss,
Créé le 06.07.2018 à 09h28

Blanes, une station balnéaire anonyme de la côte catalane: son port, ses plages, son camping et désormais sa "route Bolaño", du nom du grand romancier chilien exilé en Espagne. La petite ville, située à une heure de route de Barcelone, était devenue un lieu de pèlerinage pour les aficionados de l’auteur de 2066 et des Détectives sauvages, romans fleuves et protéiformes au culte grandissant dès la disparition de Roberto Bolaño en juillet 2003. La mairie de Blanes a mis sur pied un tour qui suit les traces de l’écrivain bohème. On peut y admirer le petit magasin de bijoux d’où il tirait quelques maigres revenus dans les années 1980, son vidéoclub préféré ou encore la façade du modeste appartement qu’il partageait avec son épouse, qui a d’ailleurs participé à la mise en place du tour Bolaño.

Un blog de fan qui retrace grâce à Google Street View les allées et venues dans Mexico des personnages des Détectives sauvages de Roberto Bolaño.- Photo WWW.BOLANOBOLANO.COM/GOOGLE MAPS

Le village global littéraire

S’émerveiller devant toute la banalité d’un écrivain en devenir: un frisson de fan, qui relève autant du plaisir très littéraire de l’identification que d’une appétence croissante pour la recherche du "vrai". "L’engouement plus ou moins récent pour les pratiques du tourisme littéraire est le même que celui que l’on peut retrouver dans d’autres pratiques touristiques : la quête de l’authentique, du sensible, la volonté de transformer des vacances ordinaires en vacances extraordinaires. Plus qu’une pratique collective, il s’agit avant tout de se rapprocher du génie créateur, de trouver une inspiration", analyse Aurore Mirloup Bonniot, géographe, chercheuse associée à l’UMR Territoires de Clermont-Ferrand et auteure d’une thèse sur le sujet.

Voyage en photos dans le Naples d’Une amie prodigieuse d’Elena Ferrante, par Val, sur le site Eat-and-enjoy.blogspot.com ("Balade napolitaine sur les traces d’Elena Ferrante").- Photo VAL/ EAT-AND-ENJOY.BLOGSPOT.COM

La tendance est mondiale. Abuja, la capitale du Nigeria, accueille un festival littéraire sponsorisé par les autorités pour promouvoir le tourisme local. Tokyo organise une balade "sur les traces d’Haruki Murakami". Et à Edimbourg, on se recueille près du café où la jeune et esseulée J. K. Rowling a imaginé les aventures d’Harry Potter. Une aubaine pour les promoteurs du tourisme local.

A Boston, l’organisation à but non lucratif Boston by foot (Boston à pied) a imaginé plusieurs tours littéraires autour de l’héritage victorien de la ville. Elle lance en septembre un tour Louisa May Alcott pour les 150 ans de la publication des Quatre filles du docteur March. "Très étudiée à l’école, la période du "Flowering", cette littérature américaine du XIXe siècle incarnée par Emerson, James, Thoreau, éveille quelque chose de très nostalgique chez les Américains. Boston a pris conscience de ce potentiel sentimental il n’y a pas si longtemps. Nous collaborons avec l’organisation Boston Literary District, qui elle-même travaille avec la bibliothèque publique de Boston", explique Sally Ebeling, guide qui participe aux projets littéraires de Boston by foot. Avec des groupes de six personnes en moyenne et des équipes de bénévoles, l’infrastructure reste modeste. Mais ces mises en valeur locales peuvent devenir de véritables fers de lance du tourisme urbain.

35 tours Stieg Larsson par an

La saga Millénium a ainsi largement bénéficié à la ville de Stockholm. Le musée de la ville a aménagé il y a dix ans une promenade "Sur les traces de Stieg Larsson" (étapes incontournables: le domicile des personnages principaux et les différents bars et cafés de la série) au tarif de 150 couronnes (environ 15 euros). Le tour est proposé dans de multiples langues à une fréquence d’environ 35 tours par an, avec un pic dans les années 2012-2014, lors de la sortie des films, avec 15 000 "marcheurs" annuels.

La participation de la maison d’édition de Millénium, Norstedts, n’est pas étrangère au succès du dispositif. "Nous avons fait approuver le contenu du tour par la famille de Stieg Larsson [disparu en 2004 avant la publication de sa saga], mais nous avons également collaboré avec la maison d’édition, et nous possédons les droits exclusifs sur les ouvrages, ce qui nous permet notamment d’avoir l’autorisation de lire des extraits pendant le tour", détaille Torvald Olsson-Sundelin, programmateur culturel au musée de la Ville de Stockholm.

Cette approche littéraire grand public reste pourtant considérée comme un peu suspecte par les acteurs culturels publics français, pour qui le tourisme littéraire s’est longtemps davantage incarné dans une approche plus patrimoniale et intimiste des petites et grandes maisons d’écrivains (voir encadré page suivante). "Il faut reconnaître, avec regret, que le phénomène du tourisme littéraire est bien plus présent hors de France : historiquement, les missions des maisons en France étaient la conservation et la préservation à des fins mémorielles. Le défi est de chercher à rendre ces lieux vivants, en reconstituant le cadre familier de l’auteur tout en maintenant fidèlement les lieux intacts, ce qui peut sembler antagoniste, car reconstitution va de pair avec une certaine mise en scène et une artificialisation", note Frédérique Kerhervé, fondatrice et animatrice du site Maisons d’écrivains, qui recense les nombreuses demeures d’auteurs en France.

Attraction des best-sellers

Cette approche plus culturelle et didactique, et aussi plus frileuse, contraste avec l’approche anglo-saxonne, plus floue sur les frontières entre la réalité et la fiction, et qui exploite avec succès l’engouement pour les best-sellers, porté par des adaptations cinématographiques à gros budget, comme ce fut le cas pour Da Vinci code de Dan Brown, livre et film.

Mais là où les instituts culturels publics peinent encore à conjuguer attractivité et plus-value éducative, les tour-opérateurs lorgnent sur un marché touristique de plus en plus porteur. Ainsi, la saga à succès L’amie prodigieuse de l’Italienne Elena Ferrante a entraîné un regain d’intérêt pour Naples, ville d’origine des héroïnes, dépeinte dans les livres comme un lieu où le romantisme des sentiments le dispute à la violence des rapports sociaux.

Trois jours avec Ferrante

Forte du succès de ses tours dédiés à Corto Maltese, l’agence de voyages parisienne Italie & Co, qui faisait déjà preuve d’un tropisme en la matière en ayant organisé un prix littéraire à son nom, s’est lancée dans un tour spécial "Ferrante" organisé sur trois jours, avec un certain succès et en toute indépendance. "Nous avons essayé d’associer Gallimard, qui a les droits, mais je n’ai pas réussi à réellement entrer en contact avec eux", assure Fabio Casilli, fondateur d’Italie & Co.

Porté par un effet de curiosité lors de son lancement, le tour a trouvé son rythme de croisière avec le départ toutes les six semaines d’un groupe d’une demi-douzaine de personnes. Pour lui, le succès des balades "Ferrante" tient moins aux qualités proprement littéraires de l’ouvrage qu’à une curiosité touristique finalement plus traditionnelle. "Le livreest une peinture de la société italienne moderne du XXe siècle. Nos voyageurs veulent voir par eux-mêmes l’adéquation entre les lieux, les couleurs et les odeurs qu’ils ont perçus dans la saga", explique Fabio Casilli. Ce potentiel est d’ailleurs bien perçu par Gallimard, qui a réédité son guide "Cartoville" sur Naples en y faisant la part belle au best-seller transalpin.

Mais à quel point des œuvres souvent politiques et parfois subtilement subversives peuvent-elles s’accommoder d’une vérification in situ ? "Lorsqu’on lit les livres de Stieg Larsson sans être suédois, on ne comprend pas forcément le contexte politique des romans. Or, c’était un journaliste politique engagé et nous voulions lui rendre justice. Le personnage de Lisbeth Salender, héroïne féministe et tourmentée, est pour beaucoup dans le succès de nos tours. Beaucoup de jeunes femmes ont éprouvé une vraie fascination et nous les retrouvons dans notre public. C’était important pour nous que le tour comporte des étapes dans les quartiers défavorisés de Stockholm", tranche pour sa part Torvald Olsson-Sundelin.

Pour autant, des voix se sont élevées contre des approches touristiques vidant de leur substance des œuvres radicales par leur nature ou leur ampleur. Les projets d’un grand musée Harper Lee dans la ville natale de la romancière dans l’Alabama avaient fait pousser des cris d’orfraie aux fans de l’auteure de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, comme aux locaux, qui y voyaient une commercialisation d’une œuvre radicale sur le racisme et l’intolérance américaine. De même, la maison de l’écrivain américain James Baldwin à Saint-Paul-de-Vence s’est retrouvée au centre d’un imbroglio judiciaire, et bien peu littéraire, mêlant promoteurs immobiliers, collectifs artistiques et une famille décidée à faire valoir sa part d’héritage.

Eloge de la lenteur

Parfois, les auteurs avaient perçu de façon quasi prémonitoire la récupération dont les lieux qu’ils dépeignent pouvaient faire l’objet et à quel point la réception de leur travail pourrait leur échapper. De son vivant, Jean Giono proposait des balades dans l’arrière-pays de Haute-Provence qui a inspiré ses œuvres. Mais il avait déjà identifié les risques de surpopulation du pays, s’était engagé à ne les livrer qu’à des gens de qualité et veillait à ce que l’on n’identifie pas précisément les lieux qu’il évoquait.

La géographe Aurore Mirloup Bonniot se souvient d’une expérience toute personnelle: "J’avais trouvé la visite guidée de la maison de George Sand très rapide. Ce n’est que dehors, dans le jardin, alors que j’écrivais mes cartes postales, que j’ai pu ressentir une vraie proximité avec l’auteure et une réelle émotion. Quand j’ai visité la maison du Grand Meaulnes, la guide nous a raconté qu’un visiteur avait attendu deux ou trois heures que la lumière soit exactement similaire à celle décrite dans le livre qu’il avait apporté." Le tourisme littéraire, pour ne pas devenir un oxymore, se doit de préserver l’expérience de l’autonomie propre à la lecture.

"J’ai étudié beaucoup de livres d’or de maisons d’écrivains et il est frappant de voir combien l’expérience est puissante en matière d’émotion, de nostalgie, presque psychanalytique avec une vraie expérience de transfert, poursuit Aurore Mirloup Bonniot. Mais le rapport au temps est essentiel pour faire le lien avec l’imaginaire et rendre justice à la lecture qui est une pratique individuelle et libre. Difficile dans un monde saturé d’écran et d’images ! Gaston Bachelard le disait : "Une image stable et achevée coupe les ailes à l’imagination."" Un appel à la vigilance, pour que le tourisme littéraire reste hors des sentiers battus et entretienne les chemins de l’imaginaire.

Voyager depuis sa chambre grâce à Internet

Avant d’émerger parmi les activités de l’industrie du voyage, le tourisme est apparu sur Internet, sur des forums et des sites d’initiés, où des lecteurs pouvaient échanger sur la cartographie réelle ou imaginaire de leurs écrivains favoris. On y trouve des admirateurs de Kerouac annotant Sur la route et suivant à la trace le périple beatnik (Jack Kerouac’s Interactive Maps), un fan anglais de Proust et de Tchekhov (Peter Biggins) pointant sur Google Maps les lieux après une lecture méticuleuse (Community Walk), ou encore le projet collectif "Mapping Thoreau Country", pour mettre ses pas dans ceux de l’auteur de Walden.

La Française Frédérique Kerhervé, qui anime le très fréquenté site Maisons-ecrivains.fr, s’est également lancée en solitaire. "Lorsque Internet a commencé à se développer sérieusement, j’ai eu envie de partager mon expérience de la visite de la maison d’exil de Victor Hugo, raconte-t-elle. Je me suis lancée en 2002 pour le bicentenaire de sa naissance et j’ai mis en ligne mon site Hauteville House. Plus tard, lorsque je cherchais des renseignements sur des écrivains que j’aimais et sur leurs maisons, je ne voyais pas grand-chose sur Internet, et surtout, je ne trouvais pas de site regroupant plusieurs écrivains. L’idée a alors germé en moi." Une communauté de fidèles s’est constituée guettant les nouvelles publications, suggérant des auteurs ou des lieux. Si le contact avec les maisons d’édition n’est pas régulier, il peut être fécond. "Pour la série "Hauteville House", j’ai été contactée directement par Fred Duval, scénariste BD chez Delcourt. J’ai pu apporter mes connaissances pour que le scénario colle au plus près de la réalité historique", précise Frédérique Kerhervé.

Parmi ces initiatives souvent solitaires, le projet sud-africain KZN Literary Tourism est l’un des plus aboutis, qui propose des partenariats avec des hôtels partout dans le monde tout en faisant la part belle à la parole académique. Le site Literary Traveler, fondé en 1998 par un couple d’Américains, Francis et Linda McGovern, est devenu un véritable site de tour-opérateur (tours Umberto Eco ou consacrés aux poètes anglais). La boucle est bouclée.

Dix maisons d’écrivains à voir en France

 

Livres Hebdo a établi une sélection parmi les dizaines de maisons d’écrivains, plus ou moins entretenues, parfois provisoirement fermées au public, qui se donnent à voir dans l’Hexagone.

 

La maison de tante Léonie, à Illiers-Combray.- Photo SOCIÉTÉ DES AMIS DE MARCEL PROUST

1. La plus débordante de souvenirs: Proust. Où? A Illiers-Combray (Eure-et-Loir). La maison de tante Léonie et de ses fameuses madeleines abrite un musée et des collections de souvenirs.

2. La plus russe: Tourgueniev. Où? A Bougival (Yvelines). La datcha où le grand écrivain russe a fini sa vie près de ses amis, Zola, Daudet et Henry James, a été sauvée des griffes des promoteurs par les internautes et abrite un musée.

3. La plus dépaysante: Pierre Loti. Où? A Rochefort (Charente-Maritime). Spectaculaire et originale, décorée au gré des voyages de l’écrivain, la maison est actuellement en rénovation, mais il est possible de la visiter virtuellement

4. La plus frontalière: Marguerite Yourcenar. Où? A Saint-Jans-Cappel (Nord), à la frontière franco-belge. De style néo-normand, elle abrite un musée et une résidence d’écrivains.

5. La plus "gentleman-cambrioleur": Maurice Leblanc. Où? A Etretat (Seine-Maritime). "Le Clos Lupin" a été pensé comme une véritable narration scénographique.

6. La plus philosophique: Jean-Jacques Rousseau. Où? A Chambéry (Savoie). Près d’un site naturel préservé, "Les Charmettes" est décrite dans Les confessions et Les rêveries du promeneur solitaire.

7. La plus futuriste: Jules Verne. Où? A Nantes (Loire-Atlantique). Une grande bâtisse dominant la Loire, qui abrite vidéos, affiches et installations.

8. La plus surréaliste: Boris Vian. Où? A Paris, boulevard de Clichy. Un petit appartement qui se visite sur demande, où l’on peut admirer la chaise de l’écrivain, "spécialement conçue pour y glisser ses longues jambes".

9. La plus exploratrice: Alexandra David-Néel. Où? A Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence). L’écrivaine orientaliste a désigné comme légataire universel la municipalité, qui organise des visites sur réservation. La villa héberge sa pièce tibétaine, son lieu de travail et sa chambre. Un témoignage de simplicité.

10. La plus amoureuse: Louis Aragon et Elsa Triolet. Où? A Saint-Arnoult-en-Yvelines (Yvelines). Les deux écrivains reposent dans cette belle résidence campagnarde, où l’on peut admirer les vestiges de leur moulin.

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