CARACTÈRE

Un Garamont, des Garamond

Un Garamont, des Garamond

Quatre cent cinquante ans après la mort de son créateur, le temps d'un numéro, Livres Hebdo a choisi de composer ses textes en Garamond. Elégant et prestigieux, c'est le caractère le plus copié de l'histoire de la typographie. Matthieu Cortat*, graphiste, raconte ses aventures.

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Par Matthieu Cortat
Créé le 28.05.2015 à 18h34 ,
Mis à jour le 11.09.2015 à 16h17

La rentrée littéraire 2011. Comme de coutume, les rayonnages des libraires débordent de nouveautés. On y trouve des textes en tous genres. Auteurs établis ou jeunes pousses, un point commun les relie : l'écrasante majorité d'entre eux est composée avec des caractères typographiques dont l'auteur est décédé il y a 450 ans : Claude Garamont.

L'interprétation de la fonderie Stempel (1925) se fonde sur d'authentiques caractères de Garamont. Son dessin est puissant, noir et relativement normalisé. Adaptés à la langue allemande, ses umlaut (trémas) se trouvent à l'intérieur des lettres, et ses "ch" très serrés sont considérés comme une seule lettre. (Garamond, prospectus publicitaire, Paris, Radiguer & Cie, s. d., musée de l'Imprimerie de Lyon, fonds Couty, boîte 27.)

Pour être plus précis, en parlant de Garamond, il faut plutôt entendre la vaste famille des garaldes (contraction de son patronyme et du prénom de l'imprimeur vénitien Alde Manuce) ; Garamond s'écrit généralement avec un "t" lorsque l'on parle de la personne, un "d" s'il s'agit de son oeuvre.

L'interprétation de la Fonderie typographique française (1920), en revanche, est d'origine mystérieuse. Grasse, empâtée, massive, elle n'a rien de la saine élégance des types du XVIe siècle. Mais un nom prestigieux est toujours efficace quand il s'agit de racoler le chaland naïf... (Spécimen général de la Fonderie typographique française, Paris, s. d. [1er quart du XXe siècle], musée de l'Imprimerie de Lyon, SDD 1103.)

Ce type de lettres - les caractères du XVIe siècle, âge d'or de la typographie française -, il ne l'a pas inventé, mais l'a porté à une telle perfection qu'il est sans nul doute le créateur le plus copié, imité, plagié et cité de toute l'histoire de la typographie. Les garaldes sont encore aujourd'hui synonymes de qualité, d'humanisme, de mises en pages sereines et équilibrées. Elles évoquent une typographie prestigieuse, traditionaliste mais bienveillante, un temps (largement mythique) d'imprimeurs érudits et philanthropes.

Label d'excellence

Des caractères véritablement gravés par Claude Garamont. Extrait du spécimen Egenolff-Berner (Francfort-sur-le-Main, 1592) reproduit dans l'article publié dans The Fleuron (1926) par Paul Beaujon, pseudonyme de Beatrice Warde, qui établit la paternité des caractères de Garamont. (The Fleuron, nº V, Cambridge - New York, University Press - Doubleday, Page & Co, 1926, musée de l'Imprimerie de Lyon, PER 5.)

Si le chef-d'oeuvre de Garamont est la gravure des Grecs du Roi - des caractères inspirés de l'écriture alerte du maître écrivain crétois Ange Vergèce, souples et délicatement proportionnés -, le public le connaît mieux pour ses caractères romains, qui plaisaient déjà aux lecteurs de son temps. Au XVIe siècle, son style se propage en Suisse, aux Pays-Bas et dans les pays rhénans avec les nombreux imprimeurs réformés qui y trouvent refuge. Au XVIIe, son nom devient synonyme de label d'excellence plutôt que d'exacte fidélité à des types originels et, un siècle plus tard, les garaldes seront encore couramment en usage dans beaucoup d'ateliers européens.

La "Renaissance" de l'écrit par l'informatique va chercher ses références du côté du XVIe siècle... tout en prenant quelques libertés avec ses sources. Le Garamond Apple, utilisé sur tous les produits de l'entreprise de 1984 à 2002, est en réalité un Garamond ITC condensé à 80 % et corrigé pour un affichage optimal sur écran. (Puisque les ordinateurs sont si malins, Apple Computer, s. l. n. d., musée de l'Imprimerie de Lyon, fonds Couty, boîte 1.)

Après une éclipse au début du XIXe siècle, les garaldes sont à nouveau à l'honneur avec le mouvement du renouveau elzévirien. A Lyon, vers 1845, alors que les martials caractères de la dynastie didot règnent sans partage sur le monde de l'édition, l'imprimeur Louis Perrin utilise de nouveaux caractères, les Augustaux, gravés d'après des modèles anciens. La solennelle blancheur de la typographie d'alors, sa raideur, sa sécheresse, va céder le pas à un vaste mouvement de "revivals » nostalgiques... qui continue de produire ses fruits jusqu'à nos jours.

Ainsi, à partir de 1900, le nombre de Garamond ne va cesser de croître.

Pour l'exposition universelle de 1900, l'Imprimerie nationale fait graver un caractère retrouvé dans son fonds et qui semble correspondre au Garamond d'origine. C'est en 1926 seulement qu'il sera attribué à Jean Jannon, imprimeur de l'académie (protestante) de Sedan, par Beatrice Warde, conseillère typographique de la fonderie Monotype. Entre-temps, de nombreux Garamond auront déjà été mis sur le marché, usurpant son nom, mais contribuant aussi à son prestige. Il existe donc aujourd'hui deux "familles" de Garamond, selon qu'elles puisent à la source de l'Imprimerie nationale ou à celle - authentique - du spécimen Egenolff-Berner, imprimé à Francfort en 1592.

Parmi les plus célèbres du temps, on peut citer le Garamond de la fonderie Deberny et Peignot (1926). Marqué par l'Art nouveau, légèrement sinueux, il sera la référence littéraire, en France, pendant plusieurs décennies. (Il est depuis 1931 l'emblème de la "Pléiade" de Gallimard.) Aux Etats-Unis, celui des American Type Founders (1917) connaît quant à lui un succès considérable... dans le domaine publicitaire.

Mais c'est à travers la gravure pour la composition mécanique que le Garamond va le plus sûrement asseoir sa notoriété, assurant sa diffusion à travers le monde, y compris dans les domaines moins "nobles" que le livre, comme la presse et la publicité.

Le Garamond pour machines Monotype (1921) est ample, rond, assez maigre. La différence entre ses pleins et déliés est peu marquée. C'est celui qui équipe ordinairement nos ordinateurs aujourd'hui. Le Garamond nº 3 (1936) subit quant à lui les fortes contraintes techniques imposées par la machine Linotype : seulement 18 largeurs de lettres possibles, et un italique qui occupe le même espace que le romain (alors que, traditionnellement, l'italique est plus étroit).

Avec un tel succès, le créneau des Garamond va rapidement commencer à être bouché. Les fondeurs vont donc chercher de nouveaux noms parmi ceux de ses confrères : Granjon, Sabon, Augereau et, surtout, Christophe Plantin. Le Monotype Plantin (1913) - caractère fétiche chez Allia et P.O.L - est souvent considéré comme l'un de ses avatars les plus réussis. Son dessin robuste et franc a par ailleurs largement inspiré celui du célébrissime Times (1931).

Avec les révolutions technologiques de la fin du XXe siècle (la photocomposition, puis le numérique), la descendance de Garamont est plus vaste que jamais. Certains rejetons ressemblent à leur aïeul, comme l'Adobe Garamond (1989), élaboré selon une étude approfondie des sources historiques. D'autres prennent plus de liberté. Le Garamond ITC (1977) - qu'on peut lire dans les publications d'Actes Sud - se veut "multifonction" : il dispose de variantes maigres, grasses, condensées, etc., des "raffinements" qui, évidemment, n'existaient pas au XVIe siècle. Au passage, son dessin a été plus que malmené et a tout ou presque perdu la grâce de l'original. Mais il reste très honnête si on le compare aux improbables variantes qu'on nous propose, le plus souvent gratuitement, sur Internet.

Sur la table du libraire, dans la masse de la rentrée littéraire, un certain nombre de titres interrogent l'avenir de l'écrit, du livre. Si l'on y attend encore sa mort tant de fois annoncée, on peut tout de même constater que, à l'heure où nos outils informatiques sont touchés par une obsolescence de plus en plus rapide, celle-ci ne semble pas atteindre la typographie. Des caractères vieux de plusieurs siècles ravissent quotidiennement notre regard. Y compris dans les livres numériques...

Ce numéro de Livres Hebdo est composé en Adobe Garamond.

* Matthieu Cortat est dessinateur de caractères et intervenant au musée de l'Imprimerie de Lyon.

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