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Une relecture de "La Peste" par Agnès Spiquel

Albert Camus - Photo © Les vies d'Albert Camus/France 3

Une relecture de "La Peste" par Agnès Spiquel

L'épidémie de Covid-19 a propulsé La Peste dans les palmarès des listes de meilleures ventes de plusieurs pays, la France, l'Italie et le Royaume-Uni notamment. Livres Hebdo a demandé à Agnès Spiquel, spécialiste de l'œuvre d'Albert Camus, ce qui résonne aujourd’hui dans ce livre.

Créé le 14.04.2020 à 19h21

« Après L’Étranger, le roman de l’absurde, Camus voulait écrire le roman de la révolte ; préparé dès 1941, écrit entre 1943 et 1946, La Peste a forcément été marquée au sceau de ces années-là, où l’expérience individuelle de Camus rejoint l’expérience collective : l’Occupation, la Résistance, la Libération. Il a peiné sur ce roman et il n’en est pas satisfait ; pourtant, dès sa publication en 1947, La Peste rencontre un vif succès.

C’est la chronique d’une épidémie de peste – fictive – à Oran, dans la période contemporaine ; elle commence sans qu’on sache comment et fait des ravages, malgré les efforts des équipes sanitaires qui isolent les malades mais ne trouvent pas de vaccin ; elle recule enfin sans qu’on sache pourquoi. Pendant ces longs mois, la ville est fermée et ses habitants piégés dans un face-à-face avec la mort, où l’ennui le dispute au désespoir. Mais quelques volontaires s’organisent autour du docteur Rieux, pour tenter de lutter, avec leurs faibles moyens, contre l’ennemi invisible et tout-puissant.   

Pour les lecteurs de 1947, La Peste, c’est le roman de la Résistance, celle qui s’est levée contre « la peste brune » qu’est le nazisme. Cependant, en effaçant d’une version à l’autre nombre des références explicites à l’Occupation, Camus a voulu universaliser son propos : la peste est l’allégorie de toute puissance qui condamne les êtres humains à une mort arbitrairement infligée. Mais, en revisitant pour l’homme moderne le mythe littéraire que la peste était devenue depuis l’Antiquité, il a anticipé, à son insu, une pandémie bien réelle ; il n’est pas étonnant que, face au coronavirus, les innombrables lecteurs de La Peste dans le monde entier viennent y chercher un écho à l’expérience angoissante qu’ils affrontent.

« Les pauvres paient un plus lourd tribut »

Les lieux où nous sommes confinés, loin de ceux que nous aimons, sont des Orans miniatures ; et la terre, devenue si petite tant le virus y circule vite, n’est plus qu’une grande ville où nous sommes liés par le danger. Comme les banlieues d’Oran, les pauvres paient un plus lourd tribut. Comme à Oran, on meurt seul ; et on n’arrive plus à enterrer les morts. Les hommes d’aujourd’hui ne sont pas très différents de ceux de La Peste, dans la diversité de leurs réactions : fuir la ville par n’importe quel moyen ; se noyer dans les divertissements ; faire des affaires ; devenir fou ; se mobiliser pour tenter de protéger contre le virus, faute de pouvoir guérir les malades ; « faire son métier » dans ce temps de catastrophe ; s’accorder des moments heureux. Certains évoluent : le journaliste Rambert, piégé dans Oran pendant un reportage, choisit d’y rester au moment où il aurait pu s’échapper clandestinement ; le prêtre Paneloux qui voyait dans la peste le châtiment de Dieu affronte la réalité scandaleuse de la mort atroce d’un enfant et se tait devant le mystère insondable du mal ; le petit fonctionnaire Grand vient tenir le fichier des équipes sanitaires, quand il a fini son travail à la mairie, avant de retourner à l’écriture d’un roman impossible dont il a fait sa raison de vivre. Dans leur activité admirable ou dérisoire, les personnages de La Peste sont nos semblables, nos frères.

« Le virus est là, et il peut revenir »

Bien sûr, des fantoches s’agitent en arrière-plan, en particulier des « officiels » qui ne connaissent que le mensonge et le déni. Mais Camus a choisi de mettre en avant des hommes ordinaires qui deviennent des héros, aussi discrets que ceux que nous découvrons aujourd’hui dans l’ombre de nos sociétés. Certes, dans un dialogue crucial, le docteur Rieux et son ami Tarrou explicitent l’impératif éthique : être « un saint sans Dieu » - et ils le tentent à leur manière, en sachant que cela exige l’engagement, et aussi la lucidité, sur toutes les pestes que nous portons en nous, par exemple quand nous feignons d’ignorer les hécatombes auxquelles nous nous résignons trop facilement. Mais tous ceux qui auront traversé l’épidémie auront compris que « s’il est une chose qu’on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c’est la tendresse humaine » ; et le chroniqueur plaide pour eux tous : « ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. »

Dans La Peste, donc, le lecteur de 2020 ne trouvera pas un propos rassurant : le virus est là, et il peut revenir (il « ne meurt jamais ») ; la mort est sordide et scandaleuse. Mais, même impuissant, l’être humain peut se révolter et rejoindre ceux qui se sont insurgés avant lui. Face au virus, il faut lutter ensemble, et aussi vivre et aimer, et garder intact, le plus possible, le souvenir du bonheur. Beaucoup vont vouloir oublier, une fois l’épidémie passée ; mais dans le roman, le docteur Rieux décide de s’en faire le chroniqueur : il faut témoigner « de l’injustice et de la violence » faite aux hommes. Après le Covid-19, chacun devrait, à sa manière, tenir la chronique de ces semaines de pandémie – pour ne pas oublier tout ce qu’il y aura appris. »
 

[Agnès Spiquel, de la Société des études camusiennes, est professeure émérite de littérature française à l'Université de Valenciennes.]
 

 

 

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