Walter Salles : "J'ai aimé immédiatement cette liberté"

Neal Cassady et Jack Kerouac (Dean Moriarty et Sal Paradise dans le roman) photographiés en 1952 par Carolyn Cassady. - Photo RUE DES ARCHIVES/RDA

Walter Salles : "J'ai aimé immédiatement cette liberté"

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Par Vincy Thomas,
avec Créé le 05.12.2014 à 14h06 ,
Mis à jour le 23.04.2015 à 10h06

Le cinéaste brésilien de 56 anss explique comment il a découvert Sur la route, et comment le roman se rapproche de son film Carnets de voyage, l'un et l'autres des récits "sur la jeunesse et ses idéaux".

Livres Hebdo - Quand avez-vous découvert le livre de Jack Kerouac ?

Walter Salles - J'ai lu Sur la route alors que je rentrais à l'université, au Brésil. J'ai été immédiatement épris de cette liberté que les personnages cherchaient, par le mouvement constant au coeur du livre, par ce désir d'expérimenter à fleur de peau, et d'aller jusqu'aux limites à travers le sexe et la drogue. Tout cela contrastait fortement avec le Brésil de la dictature militaire des années 1970. Les livres, la musique, les films étaient sous la censure, et d'ailleurs Sur la route n'était pas publié à ce moment-là dans le pays. La parution du livre de Kerouac coïncide avec l'ouverture politique, qui prend corps en 1984.

Quelles ont été vos premières impressions ?

La forme m'a marqué autant que le contenu : l'écrivain qui improvise comme s'il était un jazzman, qui fait des "riffs" et se confond avec ses personnages, sans jamais les juger... tout cela était foncièrement nouveau pour moi, et m'a beaucoup marqué.

En voyant votre film, on se demande si c'est l'aspect cinématographique du road-movie, thème central de votre oeuvre, ou le portrait d'une génération qui vous a le plus intéressé...

Il y a des éléments différents, et complémentaires. Tout d'abord, le mouvement comme nouvelle façon de mieux appréhender le monde - comme le dit le poète Gary Snyder : c'était une époque où l'on faisait mille kilomètres pour avoir une bonne conversation. Mais aussi, le thème de la perte du père et de la difficulté d'être soi-même père, ce portrait saisissant de ces jeunes qui passent de l'adolescence à l'âge adulte. Et qui, au contraire de la "Lost Generation" de Hemingway, essayent de donner un sens à leur vie. Leur errance est désordonnée, parfois très douloureuse... ce qui lui donne un vecteur est le fait que le narrateur écrit un livre sur ce qu'il vit. Ce livre dans le livre rend l'expérience fascinante.

Sur la route était réputé inadaptable. Francis Ford Coppola s'y est essayé en vain durant de nombreuses années. Comment avez-vous réussi à le convaincre que vous pourriez le faire ?

Lorsque Carnets de voyage a été projeté au festival de Sundance, un des directeurs de Zoetrope [la société de production de Francis Ford Coppola, NDLR] était dans la salle. Nous nous sommes rencontrés par la suite à Los Angeles et nous avons longuement parlé de Sur la route. En fait, il y avait eu une dizaine de tentatives d'adaptation depuis la parution du livre, en 1957. Les premières versions en changeaient d'ailleurs la fin, et se terminaient par la mort du personnage de Dean, le héros incandescent du livre. Ses moeurs n'étaient pas acceptables dans la société américaine de la fin des années 1950. Francis Ford Coppola a acheté les droits bien plus tard, dans les années 1980, à une époque où la société nord-américaine redevenait de nouveau très conservatrice. C'est peut-être pour cette raison que le film ne s'est pas fait dans les années 1980 et 1990.

Adapter un tel monument littéraire c'est forcément décevoir les adorateurs du livre...

D'abord, il faut regarder un peu en arrière, ce que le documentaire m'a aidé à faire, et comprendre à quel point Kerouac a été attaqué à la sortie de On the Road - à commencer par ses pairs. Truman Capote s'est exclamé que ce n'était pas de la littérature mais de la dactylographie. John Updike et Gore Vidal ont été aussi négatifs. Des critiques ont écrit que le livre avait la densité des publications de grandes surfaces. Et pourtant, si nous sommes ici en train de parler de Kerouac et de Sur la route, c'est que ce qu'il a écrit a résisté à l'épreuve du temps. Quand on fait un film inspiré d'une oeuvre comme celle-ci, ce qu'on peut espérer de mieux c'est qu'une nouvelle génération découvre le livre et en tombe amoureuse. Pour un réalisateur, espérer cette découverte du livre est essentiel, car seul Kerouac peut parler pour Kerouac. Et il le fait de manière extraordinaire.

Mais en quoi Sur la route, qui a été écrit après la guerre, en pleine paranoïa anticommuniste et dans une Amérique ultra-conservatrice, trouve-t-il un écho aujourd'hui ?

Sur la route est un livre sur une génération qui a eu le courage d'expérimenter au point de "brûler, brûler, brûler comme des cierges dans la nuit ». Ces jeunes vivaient à fleur de peau et non par procuration. L'art de l'improvisation, de la spontanéité, du "courant de conscience", tout comme la machine à écrire comme extension de l'écrivain sont au coeur de ce voyage initiatique qui annonce l'explosion créative des années 1950 aux Etats-Unis. L'action painting de Jackson Pollock, l'Actor's studio de James Dean et Marlon Brando, le New Journalism du Village Voice, les cartoons de Jules Feiffer ne sont pas loin. Cette vitalité-là, ce désir radical de redéfinir le monde par la culture, les livres, la musique, est encore très inspiratrice aujourd'hui.

Comment avez-vous travaillé avec le scénariste José Rivera pour condenser cette histoire en un film ?

J'ai tout d'abord demandé à Zoetrope la possibilité de réaliser un documentaire sur Kerouac, Sur la route et la Beat generation. Ce travail nous a pris plusieurs années, et nous a permis de rencontrer et interviewer les personnages du livre qui sont vivants, les poètes proches de Kerouac, ses compagnons de route. En arrivant à Lowell, ville ouvrière où il a passé son enfance, nous avons retrouvé John Sampas, son beau-frère. C'est Sampas qui nous a montré une copie parfaite du rouleau, qu'il gardait avec lui. La première phrase du scroll nous a immédiatement séduits. La perte du père, établie depuis le tout début du récit, permettait la fuite en avant du personnage central du livre. Ce récit plus sauvage et plus sensuel fut la base du travail d'adaptation de José. Tous les autres thèmes qui nous ont intéressés sont rendus possibles grâce à cet état moral du personnage central.

On retrouve de nombreuses passerelles entre l'idéalisme du jeune Che Guevara dans Carnets de voyage et les aspirations de Sal Paradise, alias Jack Kerouac.

Ce sont deux récits sur la jeunesse et ses idéaux, deux histoires sur une quête sans but précis... Carnets de voyage était un récit sur les origines d'un mouvement social et politique, alors que Sur la route est davantage un récit sur les origines d'un mouvement qui va transformer radicalement la manière dont on vit dans les années 1950 et 1960, et par extension, de nos jours. Comme nous l'a rappelé John Cassady, fils de Neal Cassady [qui a inspiré le personnage de Dean Moriarty dans le livre, NDLR], Sur la route parle de ces huit ans avant la naissance de la Beat generation. C'est-à-dire quand les personnages avaient des doutes et non des certitudes, quand ils cherchaient.

Aujourd'hui, il y a de nombreux projets littéraires et cinématographiques autour de cette Beat generation et de ses principales figures (Moriarty, Ginsberg...). Comment l'expliquez-vous ?

Peut-être par le simple fait que ces poètes et ces écrivains étaient en avance sur leur temps. Amiri Baraka, précurseur de la "Jazz poetry" et activiste politique, nous a dit dans le documentaire que, pour lui, Sur la route était un livre sur des fils d'immigrants qui ne trouvent pas de place dans l'Amérique repue de l'après-guerre, et qui se heurtent à elle. Quoi de plus actuel ?

Kerouac, comme Guevara, n'a pas vraiment assumé, sur la fin de sa vie, les évolutions du mouvement dont il a été l'un des initiateurs. N'est-ce pas finalement un regard désenchanté sur l'idéalisme, sur ces rêves que nous faisons tous quand nous sommes adolescents ?

C'est une question que je me posais aussi. Les rencontres avec des écrivains comme Lawrence Ferlinghetti, Gary Snyder, Diane Di Prima ou Michael McClure m'ont fait comprendre combien cette génération a continué à croire et à lutter pour les idéaux qu'ils défendaient il y a cinquante ans. J'ai rarement discuté avec des gens aussi jeunes d'esprit et aussi libres, c'est aussi simple que ça. Quant à Kerouac, la fin de sa vie me rappelle le très beau poème de Cavafis sur Ithaque. Peut-être que lui aussi s'est dit : "Ithaque t'a offert ce beau voyage/Sans elle, tu n'aurais pas pris la route/Elle n'a plus rien à t'apporter."

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