Évidemment on pense à Joseph Conrad. Le cœur des ténèbres bat dans ce récit hallucinant d'une expédition traumatique qui se déroule du côté du rio Grande, dans une nature hostile, au sein d'une population intriguée par ce petit groupe perdu. Ils ne sont plus que quatre barbus, chevelus errants à la peau tannée, sur les trois cents conquistadors espagnols partis en 1528 coloniser la Floride. Pendant huit ans, Álvar Núñez Cabeza de Vaca et ses compatriotes vont dériver dans un immense territoire au milieu des Indiens qui les surnomment « fils du Soleil ». Le quarteron est épargné car les autochtones les considèrent comme des présages et parce qu'ils connaissent une autre médecine. Venus chercher de l'or et d'autres métaux précieux, ces soldats devenus clochards célestes ont trouvé autre chose. Andrés Reséndez s'appuie sur la relation de Cabeza de Vaca pour raconter cette aventure stupéfiante.

Cet historien à l'université de Californie à Davis, spécialiste de la colonisation des Amériques, auteur de l'excellent L'autre esclavage (Albin Michel 2021) dans lequel il montrait les conséquences de l'asservissement des Amérindiens par les colons européens, a pris un réel plaisir à suivre ces quatre naufragés du Nouveau Monde. Il nous montre l'autre côté de la conquête, pas celui du Cortés massacreur. Les conquistadors sont ici épuisés. Ils perdent vite leur arrogance et leur supériorité face à un monde qu'ils ne comprennent pas et qui les engloutit peu à peu. Un monde violent aussi qu'ils n'avaient pas imaginé, un monde si éloigné de leur conception de la civilisation chrétienne qu'il leur faut puiser dans leurs ressources intérieures pour s'y adapter. Le récit de ces quatre survivants est un véritable roman d'aventures, sauf que tout y est vrai, et l'on suit avec passion toutes les étapes du voyage jusqu'à son dénouement. Pour subsister, Cabeza de Vaca et ses collègues apprennent les langues indigènes et tentent d'assimiler ces nouveaux mondes si différents du leur. Ils sont ainsi les premiers Européens à décrire l'actuel sud-ouest des États-Unis et le nord du Mexique. Ils réalisent vite que leur vie dépend de leur adaptation, donc de leur curiosité pour ces autres civilisations. C'est d'ailleurs peut-être à ce moment-là, où ils prennent conscience d'une altérité, qu'ils deviennent Américains.

Avec cet épisode de la conquête, Andrés Reséndez apporte une autre vision, un autre modèle, plus humain. « C'est l'histoire d'une poignée de survivants qui, par nécessité, parvinrent à jeter un pont entre deux mondes séparés depuis au moins douze mille ans. » Avec ce texte, les éditions Anacharsis confirment l'originalité de leurs publications de travaux anthropologiques de haut niveau accessibles au grand public. Elles aussi veulent surprendre pour éveiller la curiosité. Un peu comme ces conquérants déchus qui ont plus appris de leur défaite que durant toutes les années de victoire. Pour un peu, on parlerait de sagesse historique.