Les livres des vieux messieurs sont souvent touchants, comme les vieux messieurs. Marc Augé - né en 1935 - s’interroge non pas sur le bonheur comme Luc Ferry ou Alain Badiou, mais sur les bonheurs, ces moments fugaces qui rendent heureux quand on y repense. "L’âge autorise une expérience des bonheurs partagés entre générations, qui est la seule preuve tangible de l’existence de l’homme générique, indépendamment de l’origine, du sexe et de la date de naissance."
Faire l’inventaire des bonheurs n’est pas l’apanage des séniles et des radoteurs. On constate aujourd’hui un besoin de reprendre en main le cours de sa vie et des ouvrages comme celui-ci y participent. Marc Augé qui fut président de l’EHESS ne prétend pas proposer une méthode. On peut relire cent fois les Lettres à Lucilius de Sénèque et n’avoir pas le goût du bonheur sur la langue, parce que la sagesse n’est pas la condition de la félicité.
C’est pourquoi, dans ce livre bref, l’anthropologue préfère montrer ce qui, sur son chemin, lui a procuré des petits plaisirs intenses. Des souvenirs fragiles, des contentements égoïstes, ou ce qu’il nomme les "bmt", les bonheurs malgré tout, ceux que l’on n’avait pas identifiés comme tels lorsque nous les avons vécus. Revoir un film, relire un livre, retrouver un ami, repenser à un amour. "Tout parcours humain est une odyssée. Mais le retour est sans fin car on ne retrouve jamais le passé perdu : le jeu de l’espace et du temps est cruel." Proust a magnifiquement expliqué cela avec une simple madeleine.
En débusquant ces "petits bonheurs malgré tout", papy fait de la résistance. Il proteste contre le défaitisme, la peur de la mort. "Depuis que vous avez pris de l’âge, comme on dit étrangement car c’est plutôt lui qui vous a pris, vous avez insensiblement vu changer le regard des autres."
Françoise Héritier, la grande ethnologue, qui fut l’épouse de Marc Augé, a publié peu de temps avant de mourir Au gré des jours (Odile Jacob, 2017), un petit livre de réflexions sur la capacité à se souvenir des moments heureux qui font le sel de la vie. D’une certaine manière, Marc Augé lui fait écho avec cet ouvrage délicat et subtil. L. L.
