Angoulême

Bande dessinée : les raisons de la colère

Le 31 janvier, les auteurs manifestent avec bonne humeur dans les rues d’Angoulême. De gauche à droite, tenant la banderole: Boulet, Christophe Arleston, Fabrice Neaud, Emmanuel Lepage, Lewis Trondheim, Nicolas Keramidas, André Juillard, Pénélope Bagieu, Nicolas Tabary, Xavier Dorison, un jeune lecteur solidaire, Olivier Josso Hamel. - Photo Olivier Dion

Bande dessinée : les raisons de la colère

La société française manifeste depuis les assassinats à Charlie Hebdo son attachement au dessin et à la liberté d’expression. Au même moment, lors du Festival d’Angoulême, les Etats généraux de la BD et la manifestation des auteurs ont fait apparaître un malaise profond du secteur.

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Par Anne-Laure Walter,
Fabrice Piault,
Créé le 06.02.2015 à 01h03 ,
Mis à jour le 06.02.2015 à 10h11

Définitivement pas comme les autres, le 42e Festival d’Angoulême, du 29 janvier au 1er février, aura vu défiler des classes hilares devant les panneaux municipaux ornés des irrévérences et des grivoiseries des unes de Charlie Hebdo. Quadrillé par des policiers, il aura proposé un concentré d’émotions, en particulier avec le discours de Blutch, lors de la cérémonie de clôture : "Ce qui s’est affreusement joué le 7 janvier au matin est peut-être une version moderne de la lutte des classes : la revanche sociale n’est plus possible ; eh bien, c’est la vengeance sociale." Sur un plan professionnel, Angoulême 2015 a vu aussi l’ouverture des Etats généraux de la bande dessinée, avec la mise à disposition de cahiers de doléances, et une manifestation sans précédent de quelque 400 auteurs pour leurs droits. L’attentat à Charlie Hebdo a mis en lumière le métier de dessinateur de presse à un moment où les professionnels du 9e art voient leurs conditions de travail se dégrader. Un malaise paradoxal alors que le marché de la BD a fait en vingt ans un bond spectaculaire.

Une des pancartes brandies dans la manifestation.- Photo OLIVIER DION

Pourquoi ça explose ?

Printemps 2014, lorsque les auteurs reçoivent la traditionnelle relance de cotisation pour leur régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (Raap), elle mentionne subrepticement qu’au 1er janvier 2016 la cotisation sera rendue obligatoire à hauteur de 8 % des revenus, soit près d’un mois de travail quand la moitié des auteurs ne gagnent pas le smic. Soudaine, la réforme émane du ministère des Affaires sociales sans consultation des partenaires sociaux. Ce problème de forme s’est doublé de la maladresse de Frédéric Buxin, président du Raap, qui, venu à Angoulême pour calmer le jeu, n’a fait que l’envenimer avec des graphiques approximatifs de répartition des droits et une allusion douteuse à l’affaire Charlie Hebdo.

Dans l’exposition Charlie Hebdo. Là comme ailleurs, la sécurité était omniprésente.- Photo OLIVIER DION

Quelle forme cela prend-il ?

La colère des auteurs a d’abord explosé fin octobre au festival Quai des bulles, à Saint-Malo. La joyeuse manifestation organisée samedi 31 janvier dans les rues d’Angoulême autour du slogan improvisé "La BD est fâchée" lui a donné un contenu. Emmenés par plusieurs vedettes tels Lewis Trondheim, André Juillard, Arleston, Xavier Dorison, Pénélope Bagieu, David B., Fabien Vehlmann, Boulet ou Blutch, les auteurs ont marché pour la création et contre la paupérisation de la profession, pointant une "crise sociale et économique sans précédent", selon Ronan Le Breton, du groupement BD du Syndicat national des auteurs et des compositeurs (Snac). "Elle a porté une revendication claire qui a été entendue par la ministre", salue le P-DG de Delcourt, Guy Delcourt, président du groupe BD du Syndicat national de l’édition.

Fabien Vehlmann, membre du Snac BD, lit le discours de revendication des auteurs à la fin de la manifestation.- Photo OLIVIER DION

Au-delà, prenant acte de la dégradation de la santé du secteur, certains auteurs ont entrepris, avec d’autres partenaires, un check-up complet en créant les Etats généraux de la bande dessinée (EGBD), lancés le 30 janvier à Angoulême, animés par Benoît Peeters (voir l'entretien avec Benoît Peeters), Denis Bajram et Valérie Mangin. "C’est l’occasion d’éviter les malentendus sur les revenus des uns et des autres, se félicite Guy Delcourt. Chaque métier a ses difficultés, maispersonne ne s’engraisse sur le dos des autres."

Fondés sur le lancement d’une dizaine d’études sur la condition des auteurs, le marché, la formation, la librairie, le numérique, les festivals ou encore les rapports avec le marché de l’art, conçus pour durer 12 à 18 mois, les EGBD veulent sensibiliser les nombreuses institutions associées et les pouvoirs publics aux difficultés du secteur. Premier pas, la ministre de la Culture Fleur Pellerin est venue dimanche 1er février déjeuner à Angoulême avec les auteurs Denis Bajram, Pénélope Bagieu, Benoît Peeters, Marion Montaigne et Marc-Antoine Boidin, et les éditeurs Guy Delcourt, Philippe Ostermann (Dargaud), Jacques Glénat, Benoît Mouchart (Casterman) et Jean-Louis Gauthey (Cornélius).

Pourquoi maintenant ?

Témoignant d’une crise de croissance, le malaise apparaît alors que le marché de la BD a fait un bond spectaculaire en vingt ans, même s’il stagne depuis quatre ans. Sa part dans le chiffre d’affaires de l’édition a grimpé de 2,5 % à 9,3 % (1). Le nombre de nouveaux titres est passé de 504 en 1994 à 4 877 en 2014 (source : Livres Hebdo/Electre). Dans le même temps, les tirages moyens ont baissé.

Surtout, alors que la BD relevait principalement de la presse, les albums constituant un revenu complémentaire, elle est aujourd’hui essentiellement ancrée dans l’édition, ce qui ampute d’autant les revenus des auteurs, également confrontés au recul de la demande de story-boards ou de travaux publicitaires, qui arrondissaient leurs fins de mois. "On est passé en vingt ans de 500 auteurs vivant raisonnablement à 1 500 qui vivent mal", estime le directeur général de Média-Participations (Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Kana, Urban Comics…), Claude de Saint Vincent, qui rappelle aussi que, du fait de la particularité du travail du dessinateur et des auteurs multiples, le poids de la création est en BD "supérieur de 1,5 à 2 fois à ce qu’il est en littérature ou en jeunesse", tandis que "les prix publics sont inférieurs de 1,5 à 2 fois". Pour lui d’ailleurs, "s’il y a une partie qui ne peut pas aujourd’hui participer à l’amélioration du sort des auteurs, c’est l’édition". Pour un jeune auteur, "il n’a jamais été aussi facile d’être publié, et jamais aussi difficile d’être lu", résume-t-il. "Certains éditeurs s’en remettent au marché pour effectuer une sélection naturelle, regrette de son côté Fabien Vehlmann, scénariste et membre du Snac. J’attends d’un éditeur qu’il fasse le tri, car il est plus sain d’avoir moins d’auteurs, mais mieux payés."

 

Qu’est-ce qu’un auteur de BD ?

Une bande dessinée est souvent le fruit de plusieurs auteurs qui se partagent les 10 % de droits d’auteur. Leurs conditions de rémunération sont multiples. "Un auteur de BD, c’est quelqu’un qui bénéficie des inconvénients de tout le monde et des avantages de personne, plaisante la dessinatrice Pénélope Bagieu. C’est le même travail aléatoire et solitaire qu’un auteur de roman, mais contrairement aux professions du spectacle, non subventionné, sans congés ni chômage." Or, si un scénariste peut signer quatre à cinq scénarios par an, "un dessinateur peut difficilement avoir une activité annexe car, lorsqu’il travaille sur une série, il doit publier un album par an pour conserver son public", poursuit-elle. Fabien Vehlmann, pour qui toute nouvelle série est un "ticket de loto", prévoit que le dessinateur touche plus que le scénariste jusqu’à un seuil de vente où ça se rééquilibre à 50/50. Mais beaucoup de scénaristes refusent de rogner sur leurs droits au profit du dessinateur.

Comment sortir de l’impasse ?

Si la réforme de la cotisation retraite passera bien le 1er janvier 2016, la marge de négociation semble pouvoir porter sur le taux de 8 %. Déjà la Sofia, Société française des intérêts des auteurs de l’écrit, qui compte 330 auteurs de BD parmi ses adhérents, abonde à hauteur de 50 % les cotisations pour la retraite complémentaire, pour un total de 2,6 millions d’euros prélevés sur l’enveloppe du droit de prêt. "Nous allons pousser un peu plus loin ce montant pour abonder de moitié le Raap, promet son président, Alain Absire. Cela ne règle pas le problème mais atténue les effets de la réforme pour un système qui est bon."

Faute de pouvoir demander un effort supplémentaire aux éditeurs, "il y a des choses à creuser pour que les auteurs récupèrent au moins en gestion collective de nouvelles sources de revenus", estime le président du CNL, Vincent Monadé. Aux EGBD, une taxe sur le domaine public et le droit de suite a été évoquée. Surtout, le groupe BD du SNE réfléchit à un moyen de taxer l’occasion. Un livre sur cinq est acheté d’occasion, selon GFK, ce qui représente un marché de 800 millions d’euros. Selon une autre étude, la BD serait surreprésentée dans ces achats d’occasion, alors qu’elle pèse moins de 10 % du chiffre d’affaires de l’édition. Or 70 % des ventes d’occasion passent par le circuit professionnel (librairies d’occasion, sites, market places…). "Ces vendeurs touchent une commission, paient des impôts et des taxes à l’Etat. Seuls les éditeurs et les auteurs ne touchent rien", s’insurge Philippe Ostermann, qui a initié le dossier au SNE. Les albums étant indexés par leur ISBN, la traçabilité des droits est assez simple et la répartition pourrait être confiée à la Sofia. Un complément de revenus qui serait le bienvenu.

(1) Voir "Les vingt ans qui ont changé l’édition", LH 1000, du 30.5.2014, p. 10-13.

Astérix et Titeuf pour assurer 2015

La publication d’un Astérix, c’est l’assurance d’avoir au second semestre 2 millions de volumes qui déferlent en librairie : le 22 octobre, paraîtra un 36e album des aventures des irréductibles Gaulois, signé Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, chez Albert-René. Autre annonce de poids pour le marché, Zep revient fin août avec un Titeuf et son tirage d’un million d’exemplaires chez Glénat, mais aussi deux autres titres : une version de son blog sur Lemonde.fr, What a wonderful world ! (Delcourt, octobre), et un récit érotique avec Vince au dessin (novembre, Glénat).

Un nouveau syndicat pour les éditeurs "alternatifs"

Jean-Louis Gauthey- Photo OLIVIER DION

Ne se reconnaissant pas dans les combats du groupe BD du Syndicat national de l’édition (SNE), plusieurs petits éditeurs spécialisés dans le 9e art ont fondé à l’automne dernier leur propre instance de représentation, le Syndicat des éditeurs alternatifs (SEA), présidé par Jean-Louis Gauthey (Cornélius), qui l’a présenté officiellement lors des Etats généraux de la bande dessinée. Le SEA revendique une quarantaine d’adhérents parmi lesquels L’Association, Çà et là, Les Rêveurs, Les Requins marteaux ou Frémok, ainsi que des fanzines. "L’idée est partie d’une rencontre informelle à Angoulême, l’an passé, entre les éditeurs qui exposent dans la bulle du Nouveau Monde [qui regroupe les éditeurs alternatifs indépendants, quand Le Monde des bulles accueille les groupes], raconte Jean-Louis Gauthey. Le SNE pouvant accueillir de petits éditeurs, notre initiative n’est pas justifiée par la taille de nos maisons, mais par une divergence de philosophie." Le SEA souhaite faire connaître le travail et défendre les intérêts de ses membres, et porter un discours militant. "Les éditeurs alternatifs ont fait émerger des formats et des auteurs comme Blutch ou Trondheim, ensuite repris par l’édition industrielle. A nous d’instiller désormais notre façon de faire des livres avec une forme d’éthique, d’engagement moral, de positionnement politique", précise-t-il. Première action concrète : le SEA va établir un modèle de contrat unique qui tiendra sur une feuille recto verso et qui engagera l’auteur avec son éditeur pour une durée limitée et non pour toute la durée de la propriété intellectuelle, soit soixante-dix ans après sa mort. A.-L. W.

"Il faut montrer que la BD est un vrai marché"

 

Benoît Peeters, président des Etats généraux de la BD, tire le bilan de leur lancement, le 30 janvier à Angoulême.

 

"Le statut des auteurs de BD devrait peut-être se rapprocher de celui des gens du cinéma." Benoît Peeters- Photo OLIVIER DION

Benoît Peeters - Je l’ai été un peu par la faible présence des auteurs. Mais ils étaient pris par le festival et se réservaient pour la manifestation du lendemain. Ils les ont suivis sur Internet et nous avons reçu des réactions enthousiastes. Sur de nombreux points, auteurs, éditeurs et libraires mènent le même combat. La présence, vendredi, de nombreux partenaires (1) a été une première satisfaction. La participation, au côté du groupe BD du SNE, du Syndicat des éditeurs alternatifs, est importante car il faut prendre en compte la petite édition. Et après le déjeuner, dimanche, avec la ministre de la Culture, j’ai l’impression que nous avons été entendus. Le Raap a démontré qu’il constituait une partie du problème. Les auteurs ne se sont pas émus pour rien.

Ce seront plutôt 5 études en 2015, en commençant par les prioritaires sur le marché et la situation des auteurs, et 5 en 2016. Et à côté des grosses études chères, d’autres seront plus ponctuelles et plus simples. La composition du conseil scientifique, avec des pointures (2), est une des choses dont je suis fier.

Au vu du nombre de sociétés de gestion de droits, dont les études font partie des missions, participant aux EGBD, l’engagement du CNL et des éditeurs, je ne suis pas inquiet. En tout cas, il vaut mieux faire moins d’études, mais bonnes, que des demi-études bâclées.

Des avancées sur les retraites et la condition des auteurs ; une réflexion sur le marché et la production. Je n’attends pas des miracles, mais pourquoi pas, par exemple, des progrès sur la mise en avant du fonds ? Il faut aussi faire apparaître aux pouvoirs publics que la BD constitue un vrai marché, qu’elle a un vrai poids économique et culturel alors qu’elle est souvent noyée entre arts plastiques et littérature.

Non. Une de nos études porte d’ailleurs sur la formation, qui doit être plus ouverte, plus polyvalente : il y a un message à faire passer. Nous sommes face à une contradiction : il est difficile de devenir un auteur de BD sans être un professionnel, mais il est difficile de vivre de ce seul travail.

Il ne bénéficie en rien des avantages des intermittents ! Son statut devrait peut-être se rapprocher de celui des gens du cinéma, rémunérés à la fois pour leur temps de travail et par un intéressement au succès. Il faut creuser l’idée car, actuellement, l’éditeur exige comme une vertu le professionnalisme de l’auteur, avec des tâches de prépresse, sans rémunérer ce professionnalisme. F. P.

(1) Groupe BD du SNE, Syndicat des éditeurs alternatifs (SEA), Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture, CNL, SGDL, CPE, Scam, Saif, AdaBD, Raap, Sofia, Snac BD, CIBDI, BNF, FIBD. Excusés : ADAGP et SLF.

(2) Les historiens Thierry Groensteen et Pascal Ory, les sociologues Nathalie Heinich, Bernard Lahire et Pierre Nocerino, l’économiste Thomas Paris et le directeur du musée de la Bande dessinée (CIBDI), Jean-Pierre Mercier.


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