Livres Hebdo : C'est quoi, Cause perdue éditions ?
Au départ, c'est un groupe d'amis qui a fait pas mal de choses ensemble, comme des films et des livres, notamment via le Collectif Othon. Ça a toujours été une manière, aussi, de faire durer notre amitié. Certains d'entre nous ont publié à titre individuel, comme François Bégaudeau (Entre les murs, La Blessure, la vraie, Comme une mule…) ou Gwenaël David (Chroniques de la pampa, Le chien cornet). Mais nous avons aussi coécrit des ouvrages aux éditions Divergences (À Arles, À Brest). Aujourd'hui, Cause perdue est un peu le noyau dur du Collectif Othon qui, en soi, est une structure malléable et évolutive.
Quelle est la ligne éditoriale de la maison ?
Notre réflexion s'est cristallisée autour des rapports entre littérature et politique. Beaucoup d'essais se sont penchés de façon très théorique sur l'articulation entre ces deux dimensions sans que le champ de la fiction ou du récit documentaire ne soit vraiment investi.
Que reprochez-vous aux essais politiques ?
Nous avons tous beaucoup lu et avons fait le constat que de trop nombreux essais politiques ignorent complètement l'idée que le caractère littéraire d'un texte peut soutenir l'effort politique. Nous, ce qui nous intéresse, c'est de saisir un sujet par le vécu. Nous avons tous lu Éric Chauvier, par exemple, que l'on aime beaucoup. Il vient de l'anthropologie et a vraiment inventé un genre à part entière, une espèce de littérature par la subjectivité, incarnée et narrativisée.
« Nous attendons donc de la littérature qu'elle creuse, qu'elle travaille des enjeux politiques en découpant le réel »
Vous défendez l'idée d'une « littérature au service de l'effort politique ». Qu'est-ce que cela signifie exactement ?
Notre rapport à la politique a toujours été intense. Nous attendons donc de la littérature qu'elle creuse, qu'elle travaille des enjeux politiques en découpant le réel. Nous sommes assez matérialistes, au sens noble du terme. Lorsque nous aimons un récit, il est mécaniquement politique. Dans notre catalogue, certains sont déclaratifs, tels que La vie d'Abdèle d'Izza Amar, d'autres, comme celui de François, seront plus explicite (Du mépris), alors que Gwenaël tend à politiser le naturalisme (Je ne suis pas une libellule). Il y aura aussi celui de Thomas Mairé, Bien vouloir patienter, qui raconte les mois qu'il a passés dans un centre d'appels, ce qui en fait immédiatement un sujet hautement social, et donc politique. Au bout du compte, il n'y a que l'espace littéraire pour restituer une expérience sensible, insoluble dans l'explication rationnelle et pouvant même contrevenir à certains postulats théoriques.
C'est le message que portent l'ensemble de vos parutions ?
Tout à fait. Un de nos auteurs, dont le livre paraîtra en 2026, a décidé de raconter son engagement écologique au travers de ses nuits militantes. Or tout au long de son récit, il s'interroge. Est-ce que c'est bien, est-ce que c'est mal ? Finalement, il pense contre lui-même et c'est ce qui arrive aux esprits impliqués dans la pensée politique. On s'interroge en permanence : est-ce que c'est bien utile ? Est-ce qu'on n'est pas en train de se pourrir la vie à refaire le monde alors qu'on n'y arrivera jamais ? L'existence de cette hésitation dans l'espace du récit, c'est ça qui est vraiment intéressant. C'est une preuve d'intelligence et surtout, c'est vivant et humain.
« Nous avons également dû trouver un distributeur-diffuseur en accord avec nos valeurs, Serendip-Livres »
Votre maison d'édition est structurée de façon associative. Comment vous organisez-vous pour faire tourner la machine ?
Stéphanie est un peu l'instigatrice en chef, mais nous nous efforçons de partager les tâches, de choisir ensemble les textes, puis de se répartir l'accompagnement d'un auteur. François s'occupe davantage de la partie marketing web et Gwenaël est plutôt sur la partie technique avec la gestion des fichiers librairies. Nous essayons de nous partager les missions, mais il y a évidemment une question de temps et de compétences. Aucun d'entre nous n'est un professionnel de l'édition. Il nous a fallu deux ans pour lancer la maison, le temps de nous acculturer au fonctionnement de la filière du livre et à son économie. Nous avons également dû trouver un distributeur-diffuseur en accord avec nos valeurs et par la force des choses, nous avons été pris en charge par Serendip-Livres. À côté de ça, nous nous formons un peu, même si l'idée reste plutôt de trouver un mode de structuration un peu bricolé et amateur, dans la droite lignée de ce que nous avons toujours fait.
Vous avez appelé la maison « Cause perdue ». C'est un nom un peu défaitiste, non ?
Le nom a été trouvé par François. Chaque été, nous passons une semaine de vacances ensemble et nous jouons à la pétanque. Cette année-là, François était beaucoup moins bon que ce qu'il aurait voulu, alors il s'est déclaré cause perdue. Sur le moment, ça nous est apparu comme un nom qui sonnait bien. Il y a aussi une résonance punk qui fait un peu référence à notre affection pour cette musique et au groupe, Zabriskie Point, dont François et Gwenaël faisaient partie dans les années 1990. Le nom de la maison est vraiment dans cet esprit : les groupes de punk ont souvent des noms comme « les losers », « les crevards », « les perdus de la life ». C'est une culture de la lose mais surtout de l'autodérision.
Combien de livres comptez-vous publier chaque année ?
Pour cette première année, nous avons décidé d'en sortir cinq. C'est beaucoup alors que nous débutons et que nous avons encore tout à apprendre, mais il fallait marquer le coup et nous faire connaître des libraires.
En tant que maison d'édition indépendante et engagée, la problématique de la surproduction vous a-t-elle posé question ?
Évidemment, mais en échangeant avec des professionnels du livre, et en interrogeant ce qu'est la surproduction, nous en avons conclu que ce n'est pas l'édition indépendante. La surproduction concerne surtout les grosses structures, qui sont dans un flux de production sans aucune mesure avec ce que nous faisons. Nous ne voulons pas nous interdire de faire notre petite cuisine dans notre coin. Nous ne changerons pas les règles du jeu, mais notre existence peut contribuer à faire vivre la bibliodiversité, qui est peut-être la meilleure réponse aux gros empires. Et puis le livre est une drôle d'économie. Un livre qui se vend à 3 000 exemplaires est plutôt une réussite, ce qui signifie que nous n'avons pas besoin de beaucoup de gens pour survivre.