Royaume-Uni

Comment le Brexit chamboule la chaîne du livre

À la librairie Galignani, rue de Rivoli à Paris. - Photo olivier dion

Comment le Brexit chamboule la chaîne du livre

Avec la sortie du Royaume-Uni de l'Europe, votée en juin 2016 mais effective seulement au 1er janvier 2021, l'impact sur la diffusion de livres en langue anglaise en France - et sur la promotion de la littérature française en Angleterre - n'a pas tardé à se faire sentir. Des deux côtés de la Manche, le Brexit a secoué le secteur du livre. Tour d'horizon.

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Par Marie-Hélène Martin
Créé le 20.02.2022 à 11h05

«Une année compliquée ! » Le dernier John le Carré, Silverview (en VO), est arrivé avec trois semaines de retard à la librairie anglophone Smith & Son - ex-WHSmith - rue de Rivoli à Paris, « et encore parce qu'on s'est approvisionné ailleurs : la commande d'origine n'est jamais arrivée », se souvient la responsable du rayon littérature.

 

En sortant la Grande-Bretagne du marché unique de l'Union Européenne, le Brexit a profondément perturbé toutes les chaînes de distribution, dont celle de l'édition. Galères de dédouanement, frais de port en hausse, complications administratives - mais aussi, à terme, craintes d'un véritable éloignement culturel.

« Soudain, on a commencé à recevoir des paquets avec des frais de douanes », raconte Antonia Carrara, chez After 8 Books (80 % du fonds en anglais). Pour le lancement du nouveau livre de Lauren Elkin, seuls cinq exemplaires étaient arrivés rue Jarry (10e). Émue ce soir-là de retrouver son cher Paris, quitté pour cause de Brexit, l'autrice de Flâneuse déplore la nouvelle donne « comme la plupart des acteurs de l'édition ». Bryan Spence, chez The Abbey Bookshop, près de Notre-Dame, regrette « un tourbillon de difficultés. Des colis qui coûtent plus cher en frais de port que les livres qu'ils contiennent. » Adam Biles, de Shakespeare and Company, une institution connue des bibliophiles anglophones du monde entier - tout comme Galignani - raconte, lui, « un système de livraison parfaitement huilé avant, devenu un cauchemar d'imprévisibilité. On a trouvé une façon de faire avec, mais c'est plus lent, plus compliqué et beaucoup plus cher. »

Dans cette « grosse secousse », « difficile de débrouiller » la part de la Covid et la part du Brexit. Mais pour les intéressés, ce fut un cocktail infernal : « On a cumulé trois crises : la crise sanitaire, celle du papier et le Brexit, estime Patrick Moynot, directeur de Smith & Son. En deux ans, on a vu un triplement des coûts. »

Le secteur cherche des solutions. Conséquence directe du Brexit : le grossiste britannique Gardners Books a ouvert fin 2021 une filiale dans le Nord-Pas-de-Calais, afin de lisser ces difficultés à plus long terme. Mais rien ne sera plus comme avant.

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Un repli des échanges ?

La foire du livre de Londres, en avril prochain, devrait être un vrai baromètre post-Brexit. Celle de Francfort s'est déroulée sans les Britanniques (ni les Américains, ni les Asiatiques d'ailleurs). Pandémie oblige, des groupes comme Hachette ou Penguin Random House avaient interdit à leurs troupes de voyager. Peu d'agents étaient présents ; ce fut un « petit Francfort ». Les auteurs se sont moins déplacés, privilégiant les pratiques « hybrides ». Or, constate Laurence Laluyaux de l'agence littéraire londonienne RCW, « une réunion Zoom ne remplacera jamais une conversation impromptue quand tel(le) agent vous invite à découvrir un écrivain méconnu ».

En tête des inquiétudes : le maintien d'une certaine diversité européenne dans l'édition outre-Manche alors que les embauches sont désormais compliquées par le statut migratoire, les visas. Du fait du Brexit, « cette porte-là se referme », déplore Laurence Laluyaux. Selon Mathias Rambaud, responsable du bureau du livre, à Londres, « nous assistons déjà à une légère "nationalisation" de la programmation des festivals dont les responsables préfèrent, par -prudence, inviter des auteurs qui résident au Royaume-Uni mais il est difficile de dire à ce stade si c'est un résultat de la crise sanitaire ou celui du Brexit. » Lui veut entrevoir le « pouvoir galvanisant de la contrainte : que les échanges soient plus difficiles peut aussi les rendre plus désirables. C'est du moins le vœu que l'on peut former pour l'avenir des relations culturelles entre la France et le Royaume-Uni. »

Aurélie Bontout-Roche, responsable des traductions pour le groupe Libella (Buchet-Chastel, Phébus, Libretto...) se veut optimiste : « les relations entre la France et le Royaume-Uni ne vont pas s'éteindre du jour au lendemain » pourtant, comme d'autres, elle souligne un « impact clairement voyant » sur les traductions : « on va vers moins d'achats », même si, pondère-t-elle, la France, avec des systèmes de subventions et d'incitation, traduit beaucoup d'auteurs anglo-saxons - la part du lion avec environ 80 % des traductions. « Il va y avoir sans doute une concentration sur des valeurs sûres », car, Brexit ou pas - «c'est trop tôt pour le dire » -, cette frilosité de la prise de risque doit se lire dans un contexte général d'érosion de la littérature étrangère, en souffrance chez la plupart des éditeurs français. Frilosité qui pourrait paradoxalement bénéficier à la littérature anglo-saxonne pour laquelle il y a toujours eu en France une grande appétence. Et, même si on les a moins vus cette année, « les éditeurs anglo-saxons n'ont pas envie de s'isoler ».

Fragilité francophone au Royaume-Uni

Outre-Manche, également, la donne a changé. Même augmentation d'environ 25 % des coûts de transport que sur le continent et même rallongements des délais de livraison. « Pour les commandes de fonds, le délai s'est rallongé de deux semaines. C'est une année où on perçoit notre fragilité au quotidien et aussi pour l'avenir », dit Isabelle Lemarchand, à la tête de la librairie La Page, un pilier depuis 1978, au cœur du quartier londonien de South Kensington, à deux pas de l'Institut et du lycée français. Si l'engouement pour la culture francophone ne se dément pas, Isabelle Lemarchand se dit tout de même « très inquiète car l'effet Brexit, lié à la Covid - je ne dissocierai pas les deux - a rendu notre business d'importation plus difficile. Il va falloir trouver des solutions pour absorber tout ça et optimiser l'acheminement les livres au Royaume-Uni. » Avec sa casquette de présidente de l'Association internationale des libraires francophones (AILF), elle insiste aussi sur « l'action indispensable » de ce réseau des libraires de l'étranger pour le rayonnement culturel de la langue française.

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