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Dossier Langues étrangères: en VO dans le texte

La table des nouveautés à la librairie Galignani à Paris. - Photo Olivier Dion

Dossier Langues étrangères: en VO dans le texte

Le marché des livres en version originale et des méthodes d’apprentissage bénéficie de l’engouement croissant des lecteurs français. Si la littérature en anglais constitue de loin l’essentiel de l’offre, les clients des librairies s’initient à de nombreuses autres langues européennes et asiatiques.

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Par Charles Knappek
Créé le 29.01.2016 à 12h00

Aussi surprenant que cela puisse paraître, les lecteurs de version originale en France sont très majoritairement… des Français. Au pays de Molière, l’engouement pour la culture populaire en langue anglaise crée un désir d’apprentissage qui se traduit par la lecture d’œuvres dans leur texte d’origine. En librairie, la typologie de cette clientèle française est "très variée", selon Patricia Lucido, directrice de la librairie spécialisée The Bookshop, à Toulouse. "Nous avons beaucoup de gens qui apprennent les langues, mais aussi un grand nombre de lecteurs simplement désireux de lire en VO pour le plaisir."

Ces Français fans de VO lisent énormément en anglais, un peu en espagnol et presque pas dans les autres langues. Le marché a connu un véritable essor au début des années 2000 avec la vogue des romans pour adolescents et jeunes adultes, Harry Potter en tête, qui ont suscité d’innombrables vocations de lecture en version originale. Twilight, puis Hunger games et maintenant Game of thrones ont pris le relais. "Les Français sont décomplexés vis-à-vis de l’anglais, on le voit avec les séries et les films qui sont de plus en plus consommés dans la langue originale, analyse Frédéric Guyomard, président de Side (Société internationale de diffusion et d’édition). On voit aussi beaucoup d’enseignants qui utilisent les albums en VO dans leurs classes.""La France n’est plus ce pays où les langues étrangères sont ignorées, il y a maintenant une vraie culture de la VO qui s’installe, abonde Eric Joly, patron de Books & livres, société spécialisée dans l’import de livres étrangers. Et même si beaucoup de libraires restent frileux à l’idée de développer un rayon, notamment parce que les retours sont compliqués, le marché se développe." C’est aussi pour accompagner cette croissance que Books & livres a acheté en février 2015 la librairie Attica (Paris 13e), spécialisée dans l’apprentissage des langues. "Cette opération a permis le rapprochement des marchés de l’académique et de la littérature, décrypte Eric Joly. Nous avons pu mutualiser des moyens puisque nous avions des clients globalement identiques, mais des circuits d’approvisionnement différents."

 

Répondre à la demande des élèves

Les observateurs s’accordent tous pour reconnaître qu’une part des ventes non négligeable - et impossible à estimer - s’effectue en ligne, en particulier sur Amazon. Ils jugent aussi que cela n’empêche pas les rayons langues étrangères des librairies généralistes, ni les librairies spécialisées, de continuer à attirer un public varié. A Paris, la librairie Lamartine vient par exemple de renforcer son rayon en se dotant de livres en espagnol. "Nous avons acquis un fonds pour répondre à la demande des élèves d’une école qui se situe à proximité, explique le propriétaire de la librairie, Silvio Ascoli. Nous nous fournissons surtout en classiques et si le rayon trouve son public, nous développerons les nouveautés." A la Fnac, l’ensemble des magasins propose un fonds de livres en VO, mais les ventes se font pour l’essentiel à Paris et en Ile-de-France. L’anglais règne sans partage dans l’enseigne culturelle puisqu’il représente 91 % des ventes, devant l’espagnol (8 %) et l’allemand (0,5 %), selon les chiffres fournis par la direction de la communication du groupe.

"En France, il faut sélectionner les titres pour ne pas noyer les libraires." Frédéric Guyomard, Side- Photo OLIVIER DION

Si le marché hexagonal se développe, il fait encore pâle figure en comparaison d’autres pays, en particulier l’Allemagne, et les libraires français doivent donc sélectionner drastiquement dans l’abondante production en langue anglaise. "Au niveau européen, le marché allemand, et plus globalement les marchés de tous les pays du nord de l’Europe, sont beaucoup plus importants que le marché français. Quand vous êtes un distributeur allemand qui propose de la littérature en VO, vous pouvez presque tout proposer. En France, il faut sélectionner les titres pour ne pas noyer les libraires", explique Frédéric Guyomard, chez Side. En 2016, la "sélection" de Side comprendra plusieurs titres d’auteurs reconnus : The noise of time de Julian Barnes, The man without a shadow de Joyce Carol Oates, Fool me once d’Harlan Coben ou encore The method de Shannon Kirk.

La gestion d’un rayon de livres en VO impose une certaine gymnastique mentale. Les règles sont différentes, notamment concernant l’établissement du prix, et les retours sont plus compliqués à gérer. "Les libraires éprouvent une certaine difficulté à adapter leur offre car les ventes de livres en VO obéissent à des canaux de prescription qu’ils ne maîtrisent pas toujours, analyse Tanguy Le Puloch, responsable commercial du livre anglais chez Pollen, qui travaille pour la société d’import suisse Olf. Les ados fans de Hunger games ou de John Green trouvent leur prescription sur les réseaux sociaux, pas en lisant Télérama !"

Cependant, les adeptes de littérature en VO ne suivent pas tous l’actualité sur les réseaux sociaux pour se procurer un livre attendu dès sa parution dans le pays d’origine. C’est même parfois l’inverse. A la librairie Ombres blanches, à Toulouse, le responsable du rayon librairie étrangère, Yoan Mazenc, note le décalage entre les parutions en VO et en français. "Je prends l’exemple de Javier Cercas, qui est un auteur espagnol très demandé, raconte-t-il. Quand son dernier livre est paru en Espagne, il n’y a pas eu de demande particulière. Mais dès qu’il a été traduit en français [L’imposteur, chez Actes Sud, septembre 2015, NDLR], les lecteurs en ont entendu parler et ont voulu la version originale. Cela montre bien que la majorité des lecteurs de VO est constituée de Français."

 

Lecture plaisir

Les éditeurs français ont ainsi développé eux-mêmes une offre. Jusque-là, on trouvait surtout des livres de poche en bilingue pour des classiques littéraires ("Langues pour tous" chez Point ou "Folio bilingue")mais rarement du contemporain tout en VO. Harrap’s (propriété de Larousse) a décidé de s’adresser au public français avec la collection "Yes you can !", lancée en 2013. Les textes originaux de grands succès de la littérature anglo-saxonne y sont enrichis dans les marges par la traduction des passages les plus difficiles. Après avoir publié des romans de Mary Higgins Clark, Stephen King, Harlan Coben ou Paul Auster, l’éditeur s’est lancé en septembre dernier dans la parution de deux "Graphic novels" de Blake et Mortimer. Dès février, il complète son offre avec Caught (Faute de preuves) d’Harlan Coben et The green mile (La ligne verte) de Stephen King.

Mais ce type d’offre sur mesure par un éditeur français reste l’exception. L’immense majorité des livres en VO est importée. Et c’est la lecture plaisir qui domine, les ventes se polarisant sur les best-sellers du moment en France. En anglais, la meilleure vente de 2015 est The girl on the train (La fille au train) de Paula Hawkins, invariablement mentionné par les libraires interrogés et talonnée par Go set a watchman (Va et poste une sentinelle) d’Harper Lee. En espagnol, des auteurs comme Almudena Grandes, Javier Marías, Javier Cercas, Arturo Pérez-Reverte ou encore le Cubain Leonardo Padura séduisent un assez large public.

Pour autant, le marché reste fragile, en particulier pour les livres prescrits. "Les étudiants en langues étrangères achètent moins de livres en VO parce que les universités et les écoles où ils étudient leur en demandent moins qu’avant, constate Salvador Garzón, patron de Garzón Diffusion, société spécialisée dans l’import de livres en espagnol. Il y a dix ans, un livre recommandé pour préparer le Capes d’espagnol se vendait à 2 500 ou 3 000 exemplaires. Aujourd’hui, on en écoule 600 ou 800 maximum." Garzón Diffusion distribue les livres en espagnol à travers toute l’Europe, mais a fini par s’ouvrir à l’anglais. Depuis 2008, il distribue les livres du grossiste britannique Bertrams, et depuis 2012 ceux de l’Américain Ingram. "En ce qui concerne notre chiffre d’affaires en France, nous vendons 550 000 euros de livres en espagnol et 650 000 euros en anglais", indique Salvador Garzón.

Dans toutes les langues, ce sont les romans qui se vendent le plus, et de loin. "La littérature représente 90 % de notre offre", illustre Yoan Mazenc, chez Ombres blanches. Les classiques sont surreprésentés. Chez Galignani, le responsable du rayon anglais Nicolas Fouint vend "les nouveautés en quantité, mais c’est le fonds qui assure l’essentiel du chiffre d’affaires. La demande est très forte pour des auteurs comme Jane Austen ou George Orwell." Galignani se distingue aussi par l’étendue de son rayon essais. Les livres d’histoire, en particulier, pèsent à eux seuls 30 % des ventes en langue anglaise. "Nous avons un public d’avocats et d’hommes d’affaires qui lisent des essais historiques en prise avec l’actualité. Par exemple A line in the sand, à propos des accords Sykes-Picot qui ont partagé le Proche-Orient entre la France et le Royaume-Uni en 1916, est l’une de nos meilleures ventes de 2015, alors qu’il est sorti depuis déjà plusieurs années."

 

Multiplicité des circuits

Côté approvisionnement, le marché du livre en VO se distingue par la multiplicité des circuits d’importation. Les librairies spécialisées ont tendance à être leur propre importateur. "Importer des livres étrangers, en particulier dans des petites langues, demande des connaissances, de la débrouillardise et la capacité de s’adapter à des mentalités différentes. C’est aussi cela, l’intérêt de notre métier", sourit Môn Jugie, directrice de la librairie internationale VO à Lille. La libraire, qui a déménagé en 2014 pour des locaux mieux situés, passe directement commande auprès des distributeurs étrangers quand le nombre de titres le justifie. A Toulouse, The Bookshop procède de la même façon pour les livres dans les langues les plus demandées. "En revanche, concernant les petites langues comme le polonais, le roumain ou l’arabe, on travaille en direct avec les éditeurs §", précise la directrice Patricia Lucido.

Certains veillent jalousement sur leur carnet d’adresses, tel ce libraire qui achète ses livres à deux éditeurs japonais inconnus en France. A Aix-en-Provence, la librairie Book in bar dénombre pas moins d’une centaine de fournisseurs, "qui sont la plupart du temps des éditeurs", assure la directrice Anne-Philippe Besson. "En général, nous préférons travailler avec les distributeurs des pays concernés car les conditions de retour sont plus favorables et les remises sont plus intéressantes que celles proposées par les grossistes", ajoute Nicolas Fouint, chez Galignani. Mais, parfois, les librairies n’ont pas d’autre choix que de travailler avec un importateur français pour acheter les livres de certains éditeurs. Oxford Press University, notamment, est distribué en exclusivité par Side.

"En dehors de Relay, Olf compte 1 300 autres clients. Cela va de la librairie de premier niveau à la maison de la presse, en passant par les espaces culturels E. Leclerc." Tanguy Le Puloch, Pollen- Photo OLIVIER DION

A l’inverse, les librairies généralistes ont plus volontiers recours à des intermédiaires. Cela vaut aussi bien pour les grandes chaînes comme la Fnac, qui travaille exclusivement avec l’allemand Libri, que pour les librairies indépendantes. En littérature anglaise, la société suisse Olf, diffusée en France par Pollen, fournit le réseau Relay dans les gares et les aéroports. "En dehors de Relay, Olf compte 1 300 autres clients, précise Tanguy Le Puloch, chez Pollen. Cela va de la librairie de premier niveau à la maison de la presse, en passant par les espaces culturels E. Leclerc." Les langues plus confidentielles bénéficient de leurs propres réseaux de distribution, à l’instar des langues asiatiques dont Centenaire Diffusion s’est fait une spécialité. "La demande est assez faible, peu de librairies généralistes ont assez de fonds pour se constituer des étagères. Nous répondons surtout aux commandes en direct", explique Fanny Clavurier, responsable chez Centenaire Diffusion.

L’apprentissage des langues en chiffres

Le marché fragmenté de l’apprentissage des langues

 

Assimil et Harrap’s sont les principaux acteurs d’un marché de l’apprentissage de langues qui se caractérise par le grand nombre de ses acteurs, notamment étrangers, et par la diversification des ouvrages d’entrée de gamme.

 

"Le français langue étrangère est de plus en plus intéressant à l’export." Nicolas Ragonneau, Assimil- Photo ASSIMIL

Qui a dit que les Français n’aimaient pas les langues ? L’engouement du public pour les méthodes d’apprentissage tend à prouver que si le cliché a un fond de vérité, il est aussi grand temps de lui tordre le coup. L’anglais est sans surprise la langue la plus apprise en autonomie, mais son hégémonie est chaque jour davantage contestée. "L’érosion de l’anglais est logique. Les jeunes générations le maîtrisent bien mieux que les anciennes, la demande en initiation est donc moins forte, décrypte Nicolas Ragonneau, directeur marketing et développement éditorial chez Assimil. Les autres langues européennes progressent, à commencer par l’espagnol. "L’allemand et l’italien sont en perte de vitesse tandis que le portugais augmente. Du côté des langues asiatiques, le japonais et le chinois connaissent une bonne dynamique mais restent de petits marchés", observe pour sa part Carine Girac-Marinier, directrice des départements dictionnaire et jeunesse chez Larousse et responsable des éditions Harrap’s (propriété de Larousse).

"Il est légitime pour un éditeur de dictionnaires de proposer des méthodes de langues accessibles." Carine Girac-Marinier, Larousse- Photo OLIVIER DION

Concurrence de l’entrée de gamme

En librairie, peu de nouvelles langues émergent. Chez Ombres blanches à Toulouse, le responsable du rayon librairie étrangère, Yoan Mazenc, signale seulement l’émergence du coréen, surtout demandé par de jeunes fans de k-pop. L’Asiathèque renforce son domaine coréen en ce premier trimestre avec une méthode et deux bilingues. "Nous avons un gros rayon pour le chinois et le japonais. Pour le reste, c’est très classique avec l’anglais et l’espagnol qui dominent, devant l’italien et l’allemand." "Finalement la langue qui se développe le plus est le français langue étrangère (FLE) §", souligne Eric Joly, patron de la librairie spécialisée Attica, à Paris. Chez Assimil, le FLE est même la cinquième langue la plus vendue et va devenir "de plus en plus intéressant à l’export, notamment en Afrique en raison de la natalité qui progresse toujours fortement §", estime Nicolas Ragonneau.

Sur la typologie des ouvrages, les méthodes traditionnelles ("Sans peine" chez Assimil, "Méthode intégrale" chez Harrap’s…) sont les produits les plus prisés par les apprenants, mais elles sont de plus en plus concurrencées par des ouvrages d’entrée de gamme. Assimil et Larousse, en particulier, ont tous les deux lancé récemment une collection de cahiers d’exercices destinés à un public plus large. Depuis trois ans, Assimil déploie ainsi une série de cahiers couvrant les principales langues. "Cette collection répond au besoin des apprenants de mettre à l’épreuve leurs compétences linguistiques", explique Nicolas Ragonneau. Depuis l’automne dernier, l’éditeur a poursuivi la diversification de son offre avec deux jeux de société (Délirolinguo et Etymolinguo). Pour Assimil, l’objectif est, entre autres choses, de renforcer sa présence dans les grandes surfaces alimentaires. "Nos méthodes "Sans peine" se vendent au prix moyen de 65,9 euros dans les réseaux classiques de la librairie, explique le directeur commercial Laurent Estival. Mais elles ne sont pas adaptées aux besoins de la grande distribution. En revanche, les cahiers et les jeux de société ont davantage leur place car ils sont moins chers et peuvent faire l’objet d’achats d’impulsion à des moments clés de l’année comme les grandes vacances et la rentrée scolaire. §"

Larousse s’appuie aussi sur de nouvelles collections plus légères et proposées sous sa propre marque. En 2013, l’éditeur avait lancé la série Démarrez le… ; il a complété l’an dernier avec 15 minutes par jour… qui propose des titres en anglais, anglais des affaires, espagnol, italien et va poursuivre cette année avec une nouveauté dédiée au chinois. "L’apprentissage de langues est assez récent chez Larousse, mais nous pensons qu’il est légitime pour un éditeur de dictionnaires de proposer des méthodes de langues accessibles", indique Carine Girac-Marinier.

Les éditeurs français dominent

Toujours du côté des innovations, Assimil a refondu en septembre la collection "Sans peine", dont les titres paraissent progressivement dans leur nouvelle maquette (l’anglais en février, le chinois en mars). L’éditeur a aussi décidé de matérialiser sous forme de coffrets une partie de son offre numérique. Cinq "E-méthode" (anglais, espagnol, allemand, italien et russe) sont ainsi disponibles en librairie et seront complétées en avril par deux nouveautés (perfectionnement en anglais et espagnol).

Si les éditeurs français dominent le marché, les étrangers représentent aussi une force non négligeable, en particulier en langue anglaise. "Cambridge University Press et Oxford University Press sont deux très importants pourvoyeurs de livres d’apprentissage en anglais, devant Pearson, Macmillan, HarperCollins ou Scholastic", signale Eric Joly, chez Attica. Ces éditeurs sont très prisés des centres culturels, des médiathèques municipales et des sociétés spécialisées dans l’apprentissage de langues (Wall Street English). "L’intérêt des Français pour les livres d’apprentissage dans la langue d’origine tient au fait que les anglophones sont les mieux placés pour enseigner leur langue, ajoute Eric Joly. Quant aux autres langues, elles deviennent très vite rares et on ne trouve pas toujours d’offre en français. Il devient alors indispensable d’importer." Cela n’empêche pas les éditeurs français de trouver des niches très rentables. Paru en 2014, Le luxembourgeois à grande vitesse (Assimil) a atteint 10 000 exemplaires. En mars, Assimil a aussi publié Le japonais du manga, en coédition avec Kana. S’il n’est pas une méthode à proprement parler, mais plutôt un recueil de vocabulaire, le titre a tout de même séduit 3 700 curieux.

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