Interview

Estelle Surbranche : « La nuit reste l’un des derniers espaces de liberté face à l'absurdité de la vie »

Estelle Surbranche, autrice de "Comme des papillons qui pensaient danser pour toujours" (La Tengo) - Photo Sylvia Galmot

Estelle Surbranche : « La nuit reste l’un des derniers espaces de liberté face à l'absurdité de la vie »

Romancière, journaliste et ancienne DJ, Estelle Surbranche s'est fait remarquer avec deux récits mêlant pop et intrigue noire. Avec Comme des papillons qui pensaient danser pour toujours (La Tengo), l'autrice nous embarque au bout d'une nuit aussi folklorique que cruelle, au cœur d'Ibiza. Interview.

 

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Par Jacques Braunstein
Créé le 31.01.2024 à 14h47

Livres Hebdo : Votre livre n’est ni tout à fait un polar, même s’il en adopte certaines caractéristiques, ni tout à fait un roman psychologique. Comment êtes-vous parvenue à cette forme hybride ?

Estelle Surbranche : Je ne me pose jamais la question du genre lorsque je commence à écrire. Toute ma vie, j’ai détesté les cases, qu’elles soient professionnelles, dans mes relations personnelles ou dans mon identité. Au quotidien, je suis une personne très calme. Les gens qui me connaissent sont souvent offusqués par la violence de mes histoires. Ils ne comprennent pas pourquoi j’ai choisi ce genre, le polar, le thriller, le roman noir… « C’est vraiment choquant venant de ta part » est une phrase que j’ai beaucoup entendue. Elle signifie « en fait, je ne te connais pas, tu es tordue » (rires).

Au départ du roman, la violence entre les personnages est cachée, étouffée par la bienséance, l’habitude. C’est une bande de vieux copains, comme il en existe beaucoup, qui vont faire la fête à Ibiza, découvrir la « closing », la plus grosse soirée de l’année, et fêtent leur trentaine… Et puis au fur et à mesure de la nuit, sous l’effet des psychotropes, ou poussés par les événements, certains personnages découvrent leur part de cruauté. On part du roman psychologique, un peu chronique de mœurs, et on glisse vers le roman noir. De mon point de vue, il y a toujours un rapport de forces entre les gens. Il peut être social, intellectuel, physique, exprimé ou non-dit. Là, il est mis à nu dans toute sa brutalité.

Après Ainsi vint la nuit (La Tengo, 2015) et Emmène-moi au paradis (La Tengo, 2017), qui partageaient tous deux une structure plus classique avec un personnage de femme flic, ce nouveau titre ose un pas de côté. Est-il le reflet d'une nouvelle envie ? D'une volonté d'aller vers autre chose de plus personnel, de moins codifié ?

Tout à fait. Même si mes deux premiers livres n’étaient pas des polars « classiques », ils restaient dans la même veine. Entre-temps, j’ai bossé en télé pour des séries. Ça m’a permis de travailler sur les structures du récit, la multiplication des rebondissements… C’était passionnant, mais le roman offre une liberté tellement… jouissive ! On est seule à la barre : pas d’avis extérieur, pas de budget imposé pour les décors. J’en ai profité à fond.

Votre roman est très court, pourtant il est jalonné de rebondissements. Un peu comme une nuit de fête mémorable. Est-ce que cette idée de rythme a précédé l'écriture ? Ou avez-vous dû couper de nombreux passages pour parvenir à cette forme très ramassée ?

Je voulais que dans l’écriture, le style, l’action, l’histoire aille très vite, justement pour reproduire cette impression de « nuit de fête mémorable ». J’ai pensé au beat techno qui accélère le rythme de plus en plus. J’ai pensé à ces soirées où l'on se retrouve sonné au petit matin, sans savoir exactement ce qui s’est passé. Ces moments auxquels on repense toute sa vie, parce qu’on se demande pourquoi on a fait ça : « Qu’est-ce qui m’a pris ? Ça ne me ressemble pas. »

Pour que les lecteurs ressentent cet effet physiquement, il m’a fallu aller à l’os. Trouver des moyens stylistiques pour exprimer ce tourbillon. Alors oui, comme vous l’avez deviné, j’ai beaucoup, beaucoup jeté… J’ai gardé peut-être 5 % de tout ce que j’ai écrit.

À vous lire, et c’était déjà le cas dans Ainsi vint la nuit, on a l’impression que lorsqu’on aime la fête, on a envie d’écrire dessus, mais qu'une fois racontée, on se rend compte des impasses, des dérives et des travers.

Je pense que toutes les personnes qui traînent, ou ont beaucoup traîné durant la nuit, en ont constaté les excès et les dérives… Et ça fait d’ailleurs partie du charme de la nuit. On a l’impression, vraie ou fausse, d’être débarrassé d’une certaine morale. De vivre les choses plus intensément… quitte à le payer très cher le lendemain matin, voire la semaine d’après ou même sa vie entière ! (rires) Et j’ai toujours préféré dans les romans, comme dans la vie, les personnages entre ombre et lumière, capables du meilleur comme du pire, de se saborder sans raison ou de transcender.

Après, dans la réalité, pas besoin d’alerter la maréchaussée ! Les soirées se terminent en général bien mieux que dans les livres. La nuit reste l’un des derniers espaces de liberté, de mixité sociale… C’est une échappatoire, une soupape de décompression face à l’absurdité de la vie.

 

Comme des papillons qui pensaient danser pour toujours
Estelle Surbranche
La Tengo éditions
31 janvier 2024
178 pages
18,00 €

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