Rachat de Flammarion

Gallimard, le troisième géant français

Gallimard, le troisième géant français

La décision de RCS, mardi 26 juin, d'accepter l'offre de Gallimard pour la reprise de Flammarion redessine le paysage de l'édition française autour d'un triopole. L'opération permettra à Gallimard de constituer, derrière Hachette et Editis, le troisième groupe d'édition en France, puissant en littérature et en BD, leader du poche, deuxième en jeunesse.

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Par Anne-Laure Walter,
Créé le 08.10.2014 à 20h37 ,
Mis à jour le 09.10.2014 à 18h29

Photo OLIVIER DION

Sauf imprévu, Antoine Gallimard se verra remettre début septembre les clés du groupe Flammarion. L'entreprise fondée en 1875 par Ernest Flammarion et qui appartenait depuis 2000 à RCS MediaGroup redevient donc française. Après de longues tractations débutées en janvier, le groupe italien a annoncé mardi dernier qu'il acceptait l'offre de Gallimard pour la reprise de sa filiale, à l'issue des consultations syndicales obligatoires et de la vérification du dossier par les autorités de la concurrence. La transaction sera réalisée au prix de 234 millions d'euros. Il s'agit de la somme proposée par Madrigall, la holding de Gallimard, qui valorise Flammarion à 251 millions d'euros, dette comprise. Un chèque qui devrait faire du bien au groupe italien, endetté à hauteur de 938 millions d'euros et dont les pertes s'élevaient à 322 millions d'euros sur la seule année 2011. Gallimard finalisera pendant l'été son montage financier, entrant notamment en discussion avec le Fonds stratégique d'investissement (FSI).

PREMIÈRE HEURE

Photo OLIVIER DION

Candidat à la reprise dès que la mise en vente a été officielle en mars, Antoine Gallimard s'intéresse à Flammarion depuis bien longtemps. Son acquisition participe à sa stratégie de développement de la maison familiale (voir entretien p. suivante). Dès juin 2011, apprenant les difficultés du groupe RCS, il aurait même proposé de racheter Flammarion pour 260 millions d'euros. Les Italiens à l'époque auraient décliné (1). Quand les rumeurs de cession se font plus fortes, à Noël dernier, il se remet sur les rangs et finit par faire une offre autour de 200 millions d'euros. Mais les propriétaires de Flammarion espèrent plutôt 300 millions de cette entreprise, acquise onze ans plus tôt pour 156 millions d'euros. Mediobanca, banque mandatée pour la cession et par ailleurs actionnaire de RCS, encourage alors largement les candidatures, et plusieurs éditeurs français et étrangers (Média-Participations, Actes Sud associé à Albin Michel, Editis ou HarperCollins) se disent intéressés. Finalement, après l'abandon d'Albin Michel à la fin mai, Gallimard reste le dernier candidat en course.

Entrant en négociation exclusive, chacun fait un effort par rapport à ses prétentions initiales : RSC MediaGroup propose un prix plus près des 250 millions d'euros, et Antoine Gallimard de son côté accepte de hausser son offre.

"Flammarion aura un actionnaire français illustre, qui montre par cette opération son courage et sa vision." TERESA CREMISI, FLAMMARION- Photo O. DION

Par ce rachat, Antoine Gallimard montre qu'il croit encore suffisamment en l'avenir du livre pour investir dans l'édition, ce qui dans le contexte actuel est un signe rassurant, que Teresa Cremisi, P-DG du groupe Flammarion, ne manque pas de relever : "Flammarion aura un actionnaire français illustre, qui montre par cette opération son courage et sa vision, affirme-t-elle. Il saura préserver et renforcer l'indépendance des éditeurs, indépendance qui fait la force de toute maison." La présidente de Flammarion, qui officie depuis quarante-six ans dans l'édition dont seize ans aux côtés d'Antoine Gallimard, retrouvera son ancien patron. Elle restera en effet à la tête du groupe qu'elle dirige depuis sept ans. "Je suis plus qu'attachée aux équipes qui m'entourent, dont j'apprécie la compétence et la créativité », explique celle qui est aussi vice-présidente de RCS Libri, poste qu'elle devra donc quitter.

NOUVELLE DONNE

Les deux groupes et leurs diffusés- Photo © LIVRES HEBDO 2012

La décision italienne d'accepter l'offre de Gallimard redessine totalement le paysage de l'édition française, entraînant, dans un mouvement de concentration, la naissance d'un triopole. Car avec un chiffre d'affaires global, distribution comprise, dépassant les 500 millions d'euros, le groupe formé par le mariage de Gallimard et de Flammarion arrive au troisième rang de l'édition française derrière Hachette Livre et Editis, passant devant Lefebvre-Sarrut et Média-Participations. Le marché hexagonal s'organise ainsi autour d'Hachette Livre (groupe Lagardère), d'Editis (groupe espagnol Planeta) et de Gallimard-Flammarion. La donne change aussi sur l'échiquier international. D'après les données communiquées par les groupes pour notre classement mondial de l'édition, les chiffres de 2011 additionnés des deux groupes atteindraient 530 millions d'euros, plaçant le nouvel ensemble au 31e rang de l'édition mondiale tandis que RCS Libri dégringolerait de la 30e à 48e place.

Le nouveau géant, qui verra le jour en septembre, représentera plus de 1 600 emplois en France (1 000 salariés chez Gallimard et 615 chez Flammarion) et près de 3 500 nouveautés par an, puisque Gallimard en publie 1 600 et Flammarion 1900, dans tous les domaines de l'édition (textes grand format, poche, jeunesse, BD et art). Le nouvel ensemble disposera de deux outils de diffusion et de distribution distincts et se retrouvera propriétaire en tout d'une dizaine de librairies (voir aussi ci-dessous). Le périmètre de Flammarion devrait rester le même. Cependant, Skira, qui possède 50 % de Skira-Flammarion, est libre de sortir du groupe, et Actes Sud, candidat malheureux à la reprise, réfléchit aux conséquences de ce rachat pour l'entreprise familiale dont Flammarion détient 27,7 % de la holding de tête et assure la distribution.

LEADER DU MARCHÉ DU POCHE

Depuis le début, Antoine Gallimard prône la complémentarité des lignes éditoriales des deux groupes avec le positionnement plus contemporain et dans l'air du temps de Flammarion, qui possède au catalogue, outre le Goncourt 2010 Michel Houellebecq, des succès de librairie comme Paulo Coelho ou Pierre Dukan, mais aussi J'ai lu, une structure dédiée au poche plus populaire que Folio. Le nouveau groupe deviendra leader du marché du poche, qui sera désormais contrôlé à plus de 50 % par trois acteurs au lieu de quatre. En effet, lorsque l'on considère ensemble les parts de marché du poche qu'occupent Folio et J'ai lu, elles représentent 21,6 % des ventes (en nombre d'exemplaires vendus en 2011, source Ipsos pour Livres Hebdo) et passent devant Le Livre de poche, leader avec 19,1 % et Pocket 15,5 %. Au rayon jeunesse, Gallimard Jeunesse (9 % de part de marché) et Flammarion (Casterman 2 %, Père Castor-Flammarion 2 %) représentent à eux deux 13 % du marché en nombre d'exemplaires vendus, derrière Hachette Livre (18 %) et désormais devant Editis et Bayard. Gallimard renforce aussi sa position en littérature, où sa notoriété est déjà forte avec les productions maison, ainsi que celles de Joëlle Losfeld, de Verticales, du Mercure de France ou de P.O.L. Avec les romans et les documents de Flammarion, il gagne une ouverture vers un lectorat plus populaire. Ce rachat permet à Gallimard d'ouvrir des secteurs où il était présent alors sur la pointe des pieds, comme le pratique. En bande dessinée, où Gallimard publiait une cinquantaine d'albums chez Gallimard BD et Futuropolis, le nouveau groupe se trouve propulsé parmi les acteurs qui comptent avec Casterman, Fluide glacial et Jungle, contrôlant 8,2 % du marché. Enfin, le domaine des beaux livres, qui était une part minoritaire de la production de la maison, bénéficie de l'apport de Flammarion (notamment avec sa filiale Skira-Flammarion pour les catalogues d'exposition),troisième acteur du secteur art représentant 5 % des livres vendus en 2011. Flammarion gère la librairie du Centre Pompidou, et le groupe diffuse et distribue la plupart des éditeurs de catalogues comme la Réunion des musées nationaux, Pompidou ou Somogy.

Gallimard-Flammarion : des destins parallèles

 

Alliés au sein de la Socadis, structure de distribution au Canada, et dans la plateforme Eden Livres, Gallimard et Flammarion ont souvent eu des relations étroites, voire amicales.

 

Henri Flammarion et Claude Gallimard s'invitent régulièrement chez l'un ou chez l'autre.- Photo ARCHIVES FLAMMARION/DR

Lorsque les éditions de la Nouvelle Revue française sont créées en 1911, la Librairie Flammarion est éditeur depuis déjà trente-cinq ans. En 1909, Ernest Flammarion a même associé ses fils Charles et Albert dans la société. La Première Guerre mondiale voit leurs activités respectives se réduire, mais Flammarion obtient son premier prix Goncourt avec Le feu d'Henri Barbusse en 1916 et, devenues Librairie Gallimard en juin 1919, les éditions dirigées par Gaston Gallimard obtiennent le leur en décembre avec A l'ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust. Au début de l'année, Ernest Flammarion a laissé la société à ses fils. C'est Charles qui va diriger les éditions, Albert se chargeant de l'activité librairie.

Henri Flammarion et Claude Gallimard s'invitent régulièrement chez l'un ou chez l'autre.- Photo ARCHIVES GALLIMARD

La première action commune avérée des deux maisons est leur participation à la création de la Maison du livre français en mai 1919. La MLF organise la distribution commune des éditeurs parisiens auprès des libraires de province et de l'étranger et les principaux éditeurs y contribuent. Charles Flammarion et Gaston Gallimard se croiseront également au Cercle de la librairie et au Syndicat des éditeurs, dont ils sont membres tous les deux, mais ils auront peu de relations personnelles.

CHASSÉ-CROISÉ D'AUTEURS

Charles-Henri Flammarion et Antoine Gallimard au début des années 2000.- Photo OLIVIER DION

Tout juste trouve-t-on, dans l'entre-deux-guerres, trace de quelques auteurs qui sont publiés par les deux maisons ou passent de l'une à l'autre. En avril 1931, Jules Romains s'ouvre à Jean Paulhan d'un projet de saga : "Il écrit en ce moment, raconte Paulhan à Gaston Gallimard, un roman pour lequel il désirerait un succès de public équivalent à celui de Knock. Il ne pense pas que la NRF puisse l'aider à réaliser ce projet. Il s'agit d'un long roman, qui aura environ dix volumes et qu'il voudrait voir tiré dès le début à 80 000 exemplaires » (1). Bien qu'ayant signé un contrat d'exclusivité en 1924 avec Gallimard, c'est chez Flammarion qu'il publiera Les hommes de bonne volonté (27 volumes de 1932 à 1947). Le coup est rude pour Gaston Gallimard, qui lui écrit le 2 avril 1932 : "Vous ne pouvez pas ne pas penser, comme moi, que votre conduite a été peu claire et inamicale. Je serais bien naïf et bien indifférent si je ne le ressentais pas profondément" (2), et refuse de passer une publicité pour le premier volume dans La NRF, ce que Jules Romains fait constater par huissier.

Charles-Henri Flammarion et Antoine Gallimard au début des années 2000.- Photo OLIVIER DION

Pierre Hamp, qui avait jusque-là publié ses livres chez Gallimard mais qui est toujours mécontent de ses ventes, donne également un livre à Flammarion. Le 12 janvier 1932, il écrit à Gaston Gallimard : "L'expérience que je viens de tenter chez Flammarion m'a prouvé que j'ai eu grand tort de ne pas l'accomplir plus tôt, car malgré la crise commerciale, on a vendu en deux mois plus de La Laine, que la NRF n'a vendu de chacun de mes livres en plusieurs années » (3). Cela ne l'empêchera pas de revenir chez Gallimard pour avoir sa propre collection reprenant ses oeuvres complètes - ce qui ne suffira pas à assurer sa postérité. Mais ce sont des exceptions. A cette époque, les auteurs changent beaucoup moins d'éditeurs qu'aujourd'hui.

AMITIÉ

Henri, fils de Charles Flammarion, commence à travailler avec son père en 1928 ; Claude, fils de Gaston Gallimard, entre dans la maison en 1937. C'est durant la Seconde Guerre qu'ils commencent tous les deux à avoir d'importantes responsabilités auprès de leurs pères respectifs. Henri et Claude se lient d'une sincère amitié ; ils s'invitent régulièrement chez l'un ou chez l'autre à dîner avec leurs épouses. En 1959, ils sont les principaux artisans de la création de la Scelf (Société civile de l'édition littéraire française) qui permettra aux éditeurs de gérer les droits d'adaptation audiovisuelle de leurs livres ; Henri Flammarion va en être le premier président pendant dix ans. Le seul véritable nuage dans leur relation amicale sera le passage de Jean Dutourd chez Flammarion en 1966, alors qu'il était publié chez Gallimard depuis vingt ans et en était conseiller littéraire...

Pour contrer France Loisirs dans les années 1970, ils étudient avec Le Seuil la création d'un club de livres, mais le projet n'aboutit pas. C'est dans la distribution que Gallimard et Flammarion vont poursuivre leur coopération. Lorsque, au début de l'année 1970, Claude Gallimard envisage de quitter la distribution Hachette pour créer sa propre structure, il s'en ouvre à Henri Flammarion. Après une première rencontre le 29 janvier où ils évoquent la possibilité de créer une coopérative commune, un déjeuner réunit le 26 février Claude Gallimard et son fils Christian avec Henri Flammarion et son fils Charles-Henri. Entre-temps, un protocole de dénonciation du contrat Hachette-Gallimard a été signé le 16 février, mais la rupture ne sera annoncée que le 13 mai pour prendre effet le 28 février 1971. Christian Gallimard a convaincu son père de créer leur propre structure de distribution, la Sodis. Un accord de coopération est néanmoins passé entre Flammarion et Gallimard pour aider au démarrage de la société : Flammarion met à disposition ses programmes informatiques et ses fichiers clients, ce qui fera gagner beaucoup de temps à Gallimard, d'autant que les fichiers clients communiqués contractuellement par Hachette se révéleront en grande partie inutilisables. La même année, ils montent une société de distribution au Canada, la Socadis, dont ils détiennent toujours chacun 50 %.

En 1978, ils créent ensemble un GIE Grandes surfaces éditions (GSE) pour assurer leur diffusion dans la grande distribution, mais il est dissous en 1980, Flammarion souhaitant avoir sa propre force de vente. Ce sera la cause du rachat par Gallimard du grossiste lyonnais FED qui sera l'une des raisons du départ de Christian en 1983. En 1981, Claude Gallimard et Henri Flammarion soutiennent activement la création du Salon du livre de Paris par le Syndicat national de l'édition ; ils estiment primordiale la promotion du livre pour soutenir leur activité.

Alors que Charles-Henri Flammarion a accédé à la présidence de Flammarion à la mort de son père en 1985, Antoine Gallimard succède au sien en 1988. Charles-Henri est de la quatrième génération, Antoine de la troisième ; ils ont à peine un an d'écart. En 1990, ils créent avec Le Seuil la société Livre Diffusion pour ouvrir des comptoirs de vente communs à Ivry, à Lyon et à Nantes, et en 1995 ils créent une filiale commune, Mediadif, pour la distribution de leurs produits multimédias. L'expérience prendra fin trois ans plus tard. Il est encore trop tôt. Sur la participation au capital des Puf, ils seront rivaux en 1999, mais c'est Flammarion qui l'emporte. En 2009, Flammarion rejoindra Eden Livres, plateforme de distribution du livre numérique créée quelques mois plus tôt par Gallimard et La Martinière ; encore une fois, ils ont choisi une voie commune dans la distribution.

Gallimard et Flammarion ont également partagé des figures de l'édition : Paul-Otchakovsky-Laurens, entré chez Flammarion en 1970, le quitte pour Hachette en 1978. Après avoir créé sa propre maison d'édition, P.O.L, en 1983 avec l'aide de Flammarion, c'est Gallimard qui reprend 25 % de son capital en 1991 et devient son actionnaire majoritaire en 2003. Françoise Verny, entrée chez Gallimard en 1982, le quitte en 1986 pour aller chez Flammarion où elle restera jusqu'en 1995. Teresa Cremisi, entrée chez Gallimard en 1989, a pris la direction de Flammarion en 2005 après avoir été la plus proche collaboratrice d'Antoine Gallimard. Ils vont se retrouver.

(1) Gaston Gallimard & Jean Paulhan, Correspondance, Gallimard, 2011, p. 79.

(2) Martine Poulain, "Bestsellers et longsellers dans une maison d'édition de qualité", dans Gallimard 1911-2011. Lectures d'un catalogue, Gallimard, 2012 ("Les Cahiers de la NRF"), à paraître.

(3) Archives Gallimard.


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