Entretien

Hugues Jallon : tous les courants de la pensée critique

oliver dion

Hugues Jallon : tous les courants de la pensée critique

Ancrée à gauche, La Découverte se porte bien alors que la société française penche clairement à droite. Selon le P-DG de cette filiale d’Editis, en poste depuis deux ans, c’est le signe d’une mobilisation souterraine bien réelle, qui ne l’empêche pas d’élargir son champ d’intervention.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 29.01.2016 à 01h00 ,
Mis à jour le 29.01.2016 à 10h28

Une année "idéale", estime Hugues Jallon en évoquant 2015, premier exercice complet depuis qu’il a été nommé P-DG des éditions de la Découverte, en février 2014. "Nous approchons un chiffre d’affaires de 8 millions d’euros, sans être tiré par un best-seller unique, mais avec des titres de bonne vente qui vont de 5 000 à plus de 30 000 exemplaires. Le résultat sera positif. J’ai toujours pensé que notre modèle d’affaires rendait prioritaire de consolider les ventes intermédiaires", parle-t-il d’expérience.

Arrivé en 1998 comme éditeur, devenu directeur littéraire, puis directeur éditorial jusqu’en 2010, il a ensuite passé trois ans au Seuil comme directeur éditorial chargé des sciences humaines et des documents. Il a mesuré la différence de moyens, mais a apprécié à son retour la rapidité de décision que permet une entreprise de 25 personnes, la plus petite des filiales d’Editis. Toujours installée dans ses locaux un peu biscornus de la petite rue Abel-Hovelacque (Paris 13e), à quelques centaines de mètres du siège du groupe, place d’Italie, elle dispose de son service de droits et a conservé sa fabrication, Editis se chargeant des fonctions support (ressources humaines, juridique, achats). Cette indépendance respectée évite une cohabitation éclectique, Editis possédant par ailleurs Plon, éditeur de De Gaulle et tout récemment de Nicolas Sarkozy, ou encore Perrin, éditeur d’histoire aux antipodes politiques de La Découverte, clairement ancrée à gauche.

Successeur de deux "François" à la forte personnalité, Maspero le fondateur, "que je n’ai rencontré qu’une fois au Seuil", regrette-t-il, et Gèze, "qui m’a formé au métier", Hugues Jallon doit à son tour faire vivre "un esprit, et pas seulement un catalogue. Tous les grands courants de la gauche et de la pensée critique ont leur place chez nous. En ce sens, La Découverte n’est pas une maison d’édition militante contrairement à d’autres dont la ligne est plus resserrée. Nous accueillons des traditions de pensée allant du socialisme démocratique aux libertaires."

 

Une nouvelle génération d’auteurs

Cet engagement a connu des périodes plus porteuses qu’aujourd’hui, où le Front national se proclame premier parti de France, et où les livres d’Eric Zemmour et de Philippe de Villiers battent des records. "On a beaucoup publié sur le néolibéralisme et la droitisation de la société, et on va continuer à le faire, mais il faut se rendre à l’évidence que, malgré tous ces livres, rien ne change. Il faut être lucide : la pensée de gauche est devenue minoritaire, mais il ne faut pas se décourager", maintient le P-DG.

La programmation de La Découverte confirme cette ténacité. Exemple à venir en avril, L’étrange victoire : comment le néolibéralisme a triomphé dans la crise veut ainsi expliquer les ressorts de ce rétablissement triomphant après la catastrophe financière de 2008. Publié dans la collection "Cahiers libres", cet essai de Pierre Dardot et Christian Laval (160 pages, 12,50 euros) s’inscrit dans la série des ouvrages "courts et pas chers" qui ont bien fonctionné au cours des derniers mois, et dont le succès est le "signe d’un intérêt, d’une volonté de comprendre et d’une mobilisation souterraine mais bien réelle, sinon nous ne serions plus là".

La dénonciation du présent ne suffisant décidément pas à le changer, une collection au titre programmatique a été lancée : "L’horizon des possibles" (prochain titre : Sauver le progrès). La maison travaille aussi à son avenir en soutenant une nouvelle génération d’auteurs, portant entre autres Mona Chollet, Aurore Gorius, François Jarrige, Razmig Keucheyan, Fabien Truong ou encore Grégoire Chamayou, par ailleurs responsable éditorial de Zones, la marque qui diffuse aussi gratuitement ses textes sur son site.

Fruit de thèmes travaillés sans relâche, autour de l’héritage du colonialisme et de la situation des pays en développement, cette programmation s’est également trouvée en phase avec les dramatiques événements de 2015 (Le piège Daech : l’Etat islamique ou Le retour de l’histoire de Pierre-Jean Luizard, Les Arabes, leur destin et le nôtre : histoire d’une libération de Jean-Pierre Filiu, ou encore Les enfants du chaos : essai sur le temps des martyrs d’Alain Bertho).

La maison bénéficie aussi d’une remarquable couverture médiatique. Avec une cinquantaine de nouveautés annuelles en grand format, "production plutôt en réduction", elle a obtenu l’an dernier environ 150 articles dans la presse, une cinquantaine de mises en avant à la radio et une quinzaine à la télévision, selon l’indice d’observation des passages médias de Livres Hebdo. "Et notre communication est tournée vers la librairie, qui est plutôt en bonne forme en ce moment", note Hugues Jallon.

L’édition universitaire, autour de la collection "Repères", reste un des piliers de la maison, avec 25 nouveautés par an. Entièrement numérisée et diffusée via Cairn dans les bibliothèques universitaires, son économie a évolué vers le modèle des revues (autre pôle de la production, avec 9 titres), avec un équilibre entre papier et numérique. L’accent sera mis sur l’histoire, les grands économistes, et des portraits sociologiques de grandes villes pour élargir le lectorat.

Mais la grande fierté du nouveau P-DG est le succès de la Revue du crieur, lancée avec Mediapart, pour enquêter "sur les idées et la culture". L’édition a été traitée jusqu’à maintenant via quelques auteurs également hommes d’influence, selon les enquêtes qui leur ont été consacrées - Alain Badiou, Marcel Gauchet, Michel Onfray. "Cela peut paraître paradoxal mais il est sans doute plus facile d’enquêter sur le monde économique et politique que sur le monde de la culture et des idées, où règnent une loi du silence et une omerta très forte. Sans céder à la mode des papiers courts, adaptés à une soi-disant paresse du lecteur, nous nous tenons à dix grands textes et un reportage photo, un contenu à la fois exigeant et accessible à un public cultivé", se félicite Hugues Jallon. Le sommaire du numéro de mars prochain a été bouleversé après les attentats de novembre dernier.

Diversification

Encouragé par le succès de 1177 avant J.-C. : le jour où la civilisation s’est effondrée d’Eric H. Cline (11 000 ventes selon GFK), il veut aussi renforcer l’histoire, plutôt sous l’angle du récit si bien maîtrisé par les auteurs américains. Sous cette forme, les livres de forte pagination trouvent aussi leur public, à condition de ne pas dépasser 25 euros. "Fixer des prix volontairement bas, c’est une prise de risque, mais c’est aussi donner plus de chances à l’ouvrage", insiste Hugues Jallon. Le document politique fait aussi partie des nouvelles ambitions.

La diversification dans le beau livre, avec la maison Dominique Carré, reprise l’an dernier, s’écarte des sillons habituels, mais reste en phase avec les goûts culturels du lectorat de La Découverte. A venir, le catalogue de l’exposition sur le Velvet underground, à partir d’avril à la Philharmonie de Paris, préfigure d’autres partenariats. Il suit l’exploration de la culture musicale entamée avec les livres sur Bowie, le glam rock ou une histoire de la modernité sonore.

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