La flambée du prix des matières premières, qui s'est immiscée dans l'économie après l'apparition de la crise sanitaire mais avant l'explosion de la facture énergétique, a profondément déstabilisé l'ensemble de la chaîne du livre. Face à l'inflation qui découle de ces facteurs, les professionnels naviguent en eaux troubles depuis de nombreux mois. « L'interprofession a secoué le cocotier pour contenir l'impact de la hausse des prix du papier et du carton », assure Pierre Dutilleul, directeur général du Syndicat national de l'édition, en rappelant toutefois que le rôle du SNE « n'est pas d'entrer dans la gestion des maisons d'édition ».
Malgré cette mobilisation, difficile de limiter franchement les conséquences d'une croissance à deux chiffres du prix du papier. D'autant qu'il ne s'agit pas du seul pôle affecté par l'inflation : les tarifs d'impression, de stockage, les frais fixes ou encore les dépenses de promotion ont eux aussi été revus à la hausse. Ce qui n'est pas sans effet sur les délais de production. « Les temps de fabrication s'allongent de manière conséquente car nous devons aller chercher auprès de nouveaux fournisseurs de nouveaux papiers qui gardent le même niveau de qualité », relève Frédéric Schwamberger, directeur de Futuropolis. Un casse-tête pour les services de fabrication, qui ont été contraints de redoubler d'énergie pour trouver des solutions à des prix raisonnables.
Et cette gageure s'étend à tous les services. Car l'inflation prend ses marques dès la conception d'un ouvrage. Chez Grasset-Jeunesse, à l’éditorial, Valéria Vanguelov évoque par exemple des « problèmes vis-à-vis des créateurs car nous ne pouvons pas leur proposer un papier de moins bonne qualité ». Garder la qualité, donc. Mais en faisant attention à ne pas trop gonfler la facture de fabrication. Surtout dans un segment ultra-concurrentiel où le prix final est décisif dans l'achat.
Équilibre fragile
« L'inflation des coûts de fabrication n'est pas uniforme », analyse Moïse Kissous, fondateur du groupe Steinkis. En effet, si le prix de certains papiers a augmenté de 10 %, celui des cartons s'est envolé jusqu'à 85 %, pointe le SNE. Si les courbes commencent enfin à fléchir, et si les délais commencent à se raccourcir, les maisons « ne retrouveront pas tout de suite les tarifs pratiqués avant le Covid », prévient Mélanie Baligand, responsable technique pour Le Seuil et La Martinière, en charge des catalogues adulte et jeunesse. Si bien que l'équilibre reste « fragile », reconnaît Frédéric Lavabre, fondateur de Sarbacane. « Je me bats pour conserver ma production en France, chez l'imprimeur Pollina. Nous arrivons à trouver des accords mais les mois à venir seront décisifs », poursuit-il.
Et après une année 2021 exceptionnelle qui a gonflé la trésorerie, c'est sur un futur bien incertain que la profession mise désormais. En n'hésitant pas à prendre parfois des risques. « Nous avons lancé en février une nouvelle collection consacrée à la cuisine zéro déchet en proposant des livres en quadri, à rabats et vendus à petits prix. Nous ne sommes pas rentables sur le premier tirage », raconte Thomas Bout, cofondateur et directeur de Rue de l'Échiquier. Si ce pari peut sembler « contre-intuitif » en cette période, l'éditeur y voit un moyen d'installer durablement son label « Fruits zéro déchet » en librairie. « Proposer cette collection à des prix inaccessibles à des lecteurs qui n'ont pas forcément beaucoup d'argent, cela n'aurait aucun sens », pointe-t-il.
Pour traverser ces turbulences économiques, les maillons de la chaîne n'ont d'autre choix que de trouver de nouvelles solutions. Le premier réflexe a été d'augmenter les prix de vente de l'ensemble des nouveautés de quelques centimes à quelques euros. Mais quid du stock déjà à l'office ? De nombreuses maisons n'ont pas attendu le réassort pour changer les étiquettes. « On s'arrache les cheveux sur le ré-étiquetage depuis le début d'année », soupire une responsable de la Fnac. « Le mouvement des modifications des prix concerne a minima 90 000 titres au cours des neuf derniers mois de 2022 », notait début 2023 le médiateur du livre Jean-Philippe Mochon. Il rapportait par ailleurs les données du Syndicat de la librairie française selon lesquelles « 24 % des stocks des librairies indépendantes ont connu une augmentation de prix » en 2022. La solution, à terme, pourrait venir des segments poche et bande dessinée/manga qui ont recours depuis de nombreuses années à des codes-prix leur permettant de faire évoluer le tarif au fil de l'eau, sans nécessité de ré-étiqueter.
Produire moins, produire mieux
Mais au-delà du tarif, c'est bien l'ensemble des métiers du livre qui doivent revoir leur copie, au moins à la marge. Baisser les tirages, éviter les retours, globaliser le transport ou encore rationaliser la production sont autant de pistes. Le sacro-saint « produire moins pour produire mieux » semble dorénavant de rigueur chez nombre d'éditeurs. « Répondre à une baisse de la demande par une augmentation de l'offre, qui est évidemment une tentation à court terme pour boucler un budget, me paraît contre-productif, estime en tout cas Olivier Nora, PDG de Grasset. Cela alimente la spirale inflationniste de la production et déflationniste de la consommation. » Et de poursuivre : « La très forte augmentation du prix du papier nous contraint déjà à renchérir le prix de vente des livres : si, dans le même temps, nous proposons plus de livres sur un marché très atone, ce n'est pas non plus un service rendu à nos auteurs... »
Et dans cette équation aux multiples inconnues s'ajoute celle du comportement des acheteurs et acheteuses. Dans un contexte où 42 % des plus précaires affirment devoir actuellement sacrifier un repas, selon une étude Ifop dévoilée début avril, les lectrices et lecteurs peuvent-ils toujours s'offrir des livres ? Si oui, quelle augmentation des prix sont-ils prêts à accepter ? C'est pourquoi les maisons interrogées assurent tout faire pour contenir les coûts. Et « quand on n'y arrive pas, on réfléchit au format, relève Frédéric Schwamberger. Ce n'est pas rogner sur la qualité mais faire des choix différents ». Directrice de la production chez Casterman, France Moline l'assure : « Ce sont des solutions réfléchies en collaboration avec tous les services qui peuvent permettre d'avancer. » Et loin d'un « défaitisme qui ne mènera pas à grand-chose », elle a envie de voir cette période comme une opportunité pour la chaîne du livre de faire preuve de créativité pour mieux se réinventer.