Enquête 

Inflation : une équation aux multiples inconnues

L'inflation dans l'édition - Photo OLIVIER DION

Inflation : une équation aux multiples inconnues

Crise aux causes et aux facettes variées, l'inflation fragilise l'équilibre de l'ensemble de la chaîne du livre. Si les professionnels mettent en place de nouvelles méthodes, et alors que la hausse des prix se stabilise, aucun fléchissement des coûts ne semble toutefois se dessiner.

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Par Éric Dupuy,
Cécilia Lacour,
Souen Léger,
Fanny Guyomard,
Charles Knappek,
Créé le 05.05.2023 à 11h32 ,
Mis à jour le 05.05.2023 à 18h09

La flambée du prix des matières premières, qui s'est immiscée dans l'économie après l'apparition de la crise sanitaire mais avant l'explosion de la facture énergétique, a profondément déstabilisé l'ensemble de la chaîne du livre. Face à l'inflation qui découle de ces facteurs, les professionnels naviguent en eaux troubles depuis de nombreux mois. « L'interprofession a secoué le cocotier pour contenir l'impact de la hausse des prix du papier et du carton », assure Pierre Dutilleul, directeur général du Syndicat national de l'édition, en rappelant toutefois que le rôle du SNE « n'est pas d'entrer dans la gestion des maisons d'édition ».

Malgré cette mobilisation, difficile de limiter franchement les conséquences d'une croissance à deux chiffres du prix du papier. D'autant qu'il ne s'agit pas du seul pôle affecté par l'inflation : les tarifs d'impression, de stockage, les frais fixes ou encore les dépenses de promotion ont eux aussi été revus à la hausse. Ce qui n'est pas sans effet sur les délais de production. « Les temps de fabrication s'allongent de manière conséquente car nous devons aller chercher auprès de nouveaux fournisseurs de nouveaux papiers qui gardent le même niveau de qualité », relève Frédéric Schwamberger, directeur de Futuropolis. Un casse-tête pour les services de fabrication, qui ont été contraints de redoubler d'énergie pour trouver des solutions à des prix raisonnables.

Et cette gageure s'étend à tous les services. Car l'inflation prend ses marques dès la conception d'un ouvrage. Chez Grasset-Jeunesse, à l’éditorial, Valéria Vanguelov évoque par exemple des « problèmes vis-à-vis des créateurs car nous ne pouvons pas leur proposer un papier de moins bonne qualité ». Garder la qualité, donc. Mais en faisant attention à ne pas trop gonfler la facture de fabrication. Surtout dans un segment ultra-concurrentiel où le prix final est décisif dans l'achat.

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Photo LH

Équilibre fragile

« L'inflation des coûts de fabrication n'est pas uniforme », analyse Moïse Kissous, fondateur du groupe Steinkis. En effet, si le prix de certains papiers a augmenté de 10 %, celui des cartons s'est envolé jusqu'à 85 %, pointe le SNE. Si les courbes commencent enfin à fléchir, et si les délais commencent à se raccourcir, les maisons « ne retrouveront pas tout de suite les tarifs pratiqués avant le Covid », prévient Mélanie Baligand, responsable technique pour Le Seuil et La Martinière, en charge des catalogues adulte et jeunesse. Si bien que l'équilibre reste « fragile », reconnaît Frédéric Lavabre, fondateur de Sarbacane. « Je me bats pour conserver ma production en France, chez l'imprimeur Pollina. Nous arrivons à trouver des accords mais les mois à venir seront décisifs », poursuit-il.

Et après une année 2021 exceptionnelle qui a gonflé la trésorerie, c'est sur un futur bien incertain que la profession mise désormais. En n'hésitant pas à prendre parfois des risques. « Nous avons lancé en février une nouvelle collection consacrée à la cuisine zéro déchet en proposant des livres en quadri, à rabats et vendus à petits prix. Nous ne sommes pas rentables sur le premier tirage », raconte Thomas Bout, cofondateur et directeur de Rue de l'Échiquier. Si ce pari peut sembler « contre-intuitif » en cette période, l'éditeur y voit un moyen d'installer durablement son label « Fruits zéro déchet » en librairie. « Proposer cette collection à des prix inaccessibles à des lecteurs qui n'ont pas forcément beaucoup d'argent, cela n'aurait aucun sens », pointe-t-il.

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Olivier Nora, P.-D.G. des éditions Grasset et Fasquelle- Photo OLIVIER DION

Pour traverser ces turbulences économiques, les maillons de la chaîne n'ont d'autre choix que de trouver de nouvelles solutions. Le premier réflexe a été d'augmenter les prix de vente de l'ensemble des nouveautés de quelques centimes à quelques euros. Mais quid du stock déjà à l'office ? De nombreuses maisons n'ont pas attendu le réassort pour changer les étiquettes. « On s'arrache les cheveux sur le ré-étiquetage depuis le début d'année », soupire une responsable de la Fnac. « Le mouvement des modifications des prix concerne a minima 90 000 titres au cours des neuf derniers mois de 2022 », notait début 2023 le médiateur du livre Jean-Philippe Mochon. Il rapportait par ailleurs les données du Syndicat de la librairie française selon lesquelles « 24 % des stocks des librairies indépendantes ont connu une augmentation de prix » en 2022. La solution, à terme, pourrait venir des segments poche et bande dessinée/manga qui ont recours depuis de nombreuses années à des codes-prix leur permettant de faire évoluer le tarif au fil de l'eau, sans nécessité de ré-étiqueter.

Produire moins, produire mieux

Mais au-delà du tarif, c'est bien l'ensemble des métiers du livre qui doivent revoir leur copie, au moins à la marge. Baisser les tirages, éviter les retours, globaliser le transport ou encore rationaliser la production sont autant de pistes. Le sacro-saint « produire moins pour produire mieux » semble dorénavant de rigueur chez nombre d'éditeurs. « Répondre à une baisse de la demande par une augmentation de l'offre, qui est évidemment une tentation à court terme pour boucler un budget, me paraît contre-productif, estime en tout cas Olivier Nora, PDG de Grasset. Cela alimente la spirale inflationniste de la production et déflationniste de la consommation. » Et de poursuivre : « La très forte augmentation du prix du papier nous contraint déjà à renchérir le prix de vente des livres : si, dans le même temps, nous proposons plus de livres sur un marché très atone, ce n'est pas non plus un service rendu à nos auteurs... »

 

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Jean-Philippe Mochon, médiateur du livre- Photo DR

Et dans cette équation aux multiples inconnues s'ajoute celle du comportement des acheteurs et acheteuses. Dans un contexte où 42 % des plus précaires affirment devoir actuellement sacrifier un repas, selon une étude Ifop dévoilée début avril, les lectrices et lecteurs peuvent-ils toujours s'offrir des livres ? Si oui, quelle augmentation des prix sont-ils prêts à accepter ? C'est pourquoi les maisons interrogées assurent tout faire pour contenir les coûts. Et « quand on n'y arrive pas, on réfléchit au format, relève Frédéric Schwamberger. Ce n'est pas rogner sur la qualité mais faire des choix différents ». Directrice de la production chez Casterman, France Moline l'assure : « Ce sont des solutions réfléchies en collaboration avec tous les services qui peuvent permettre d'avancer. » Et loin d'un « défaitisme qui ne mènera pas à grand-chose », elle a envie de voir cette période comme une opportunité pour la chaîne du livre de faire preuve de créativité pour mieux se réinventer.

Prix psychologique : un seuil limite ?

Jusqu'où répercuter l'impact de l'augmentation du prix de fabrication d'un livre ? La réponse à cette question peut valoir très cher. Surtout en ajoutant à l'équation la donnée inconnue du prix psychologique. Aussi appelé « prix d'acceptabilité », cette notion entend déterminer jusqu'à quelle somme les consommateurs sont prêts à dépenser pour l'acquisition d'un bien.

« Sur les nouveautés, je répercute systématiquement et entièrement le coût de fabrication. Il représente en bande dessinée entre 10 et 12 % du prix public, hors taxes », relève Moïse Kissous, fondateur du groupe Steinkis. Pas question, selon lui, de seuil psychologique. « Depuis plus de cinq ans, on a arrêté de penser qu'une bande dessinée jeunesse ne peut se vendre au-delà de 10 € », estime-t-il. Ce sont les best-sellers du genre, comme Astérix, qui ont brisé ce plafond de verre en dépassant le seuil fatidique des 10 € sans pour autant éroder les ventes. « Quand j'ai commencé il y a vingt ans, une bande dessinée se vendait à 9,95 €. Aujourd'hui, le prix est autour de 11,95 €. Soit une augmentation de 20 % lissée sur autant d'années », constate l'éditeur.

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Julien Papelier, directeur dénéral de Média Diffusion (Média Participations).- Photo OLIVIER DION

Mais pourquoi alors ne pas vendre à un prix rond, et afficher toujours -, 90 € ou -, 95 €, si ce n'est en pensant à l'impact psychologique du prix ? « C'est une technique commerciale qui fonctionne à la marge », reconnaît Julien Papelier, directeur général adjoint de Média Participations. Pour lui, « les réflexes des consommateurs de bande dessinée ne sont pas les mêmes que dans l'alimentaire. Il faut surtout éviter l'inadéquation entre la valeur perçue et le prix payé », poursuit-il. « Nous sommes dans un marché d'offre. L'élasticité des prix n'est pas la même pour des histoires du soir en jeunesse, où l'on choisit souvent entre deux livres, que pour une bande dessinée, où on cherche souvent un auteur précis. »

En fonction des rayons

« Je ne crois pas trop au prix psychologique d'un livre, assure de son côté Jean-Marc Levent, directeur commercial de Grasset. En littérature générale, on a longtemps évoqué le seuil des 20 € pour un grand format mais cela n'a jamais vraiment été démontré. » Par exemple, la maison a enregistré de très jolis succès avec Cher connard de Virginie Despentes et Un chien à ma table de Claudie Hunzinger, présentés lors de la dernière rentrée littéraire à 22 € et 20,90 €. Mais derrière ces autrices reconnues et plébiscités par les lecteurs et les lectrices, Jean-Marc Levent souligne toutefois qu'en cette période inflationniste il « fait plus attention aux prix de vente pour les premiers romans ou les titres de littérature étrangère ». Pour la directrice éditoriale du département jeunesse de la maison, le sujet est davantage sensible. « Il est difficile de voir des albums passer de 14,50 à 18,50 euros », déplore Valéria Vanguelov. Et de regretter qu'actuellement, « il faille négocier des bouts de chandelles, à raison de 20 centimes ici ou là ». Son avis est partagé par Frédéric Lavabre, fondateur de Sarbacane. S'il a « un peu » augmenté le prix de ses ouvrages, il constate cependant des « seuils psychologiques » dans certains segments. Si un roman graphique peut selon lui supporter une inflation de quelques euros sans problème, « vendre un album jeunesse au-delà de 15-16 € est plus compliqué ». S'il n'existe pas donc forcément de prix psychologique dans tous les rayons, la définition du prix d'un livre demande, elle, beaucoup de psychologie. C. L.

Éditeurs : investir plus pour produire moins

De l'avis de tous les éditeurs, le plus gros de l'inflation est passé. Et il n'est pas non plus question de déflation à terme. La hausse des prix des matières premières est pérenne. « Selon les produits, nous avons remarqué des hausses entre 10 % et 30 % du coût de fabrication », souffle Moïse Kissous, le fondateur du groupe Steinkis. « En moyenne, c'est une hausse de 24 % » pour le directeur commercial de Grasset Jean-Marc Levent. « Il y a eu une première vague d'inflation dès la fin 2020 avec la hausse du prix du papier couplée à l'explosion du prix du fret (lire par ailleurs, ndlr) puis une deuxième vague en 2022 avec l'envolée des prix de l'énergie », abonde Julien Papelier, le directeur général adjoint de Media Participations. Face à cette crise multifacette, ce dernier préconise de « ne pas donner de grand coup de barre à droite ou à gauche, mais de piloter finement et ajuster avec rigueur ». Le premier poste à optimiser ? « Éviter les retours, c'est ce qui coûte le plus cher », répond du tac-au-tac le responsable du pôle audiovisuel du quatrième éditeur français. Ensuite, simplification et rationalisation au niveau du groupe. « En bande dessinée nous avons réduit le nombre de papiers utilisés, limité les effets sur les couvertures », par exemple. Chez Steinkis, on réimprime au maximum le fond de catalogue dont on maîtrise les ventes. « Pour Mistinguette, explique Moïse Kissous, dont le prix de vente n'avait pas augmenté depuis six ans, on a répercuté le surcoût de fabrication mais en réimprimant deux fois plus que d'habitude pour baisser le prix de revient. » 

Revers de la médaille : l'augmentation du stock et la nécessité d'une mobilisation financière importante. « Nous sommes dans une situation de marché plus difficile, ce qui nous incite à la prudence et à des choix plus conséquents, notamment pour les nouveautés et les acquisitions de droits », ajoute Julien Papelier. En effet, la littérature étrangère a un rayon en perte de vitesse depuis une douzaine d'années et a accusé en 2022 une baisse de 5 % de titres par rapport à 2021. Au fil des programmations littéraires des maisons d'édition, la baisse des nouvelles publications est sensible. Elsa Lafon, directrice des éditions Michel Lafon, annonce une baisse de 24 % de sa production de nouveautés pour la saison 2023-2024. Ce « new deal  », développé en partenariat avec le diffuseur Interforum, vise à « produire moins et mieux » avec « l'objectif sobriété gagnante », explique la fille du fondateur de la maison d'édition indépendante aux 59 millions d'euros de chiffre d'affaires réalisé en 2020. Chez Grasset, Jean-Marc Levent annonce une baisse de 10 % de la production sur les trois premiers trimestres 2023, qui verront la maison de la rue des Saints-Pères, au chiffre d'affaires de près de 30 millions d'euros, publier 105 titres contre 117 dans le même temps en 2022. « Nous sommes dans un marché de l'offre, mais nous écoutons les libraires », résume le directeur commercial, qui vante également les nouveaux outils de la maison permettant « une réimpression de plus en plus ajustée et ciblée ». Lui aussi ! E. D.

Une gageure pour la fabrication

En première ligne face à l'inflation, les fabricants et fabricantes n'ont d'autre choix que de tenter, au mieux, de contenir la flambée des prix. « Auparavant, nous avions une équation avec peu d'inconnues. Et nous avions l'habitude de jongler avec », remarque France Moline, directrice de production chez Casterman. Depuis trois ans, l'augmentation de ce nombre d'inconnues rend l'équation délicate à résoudre. « Un grain de sable dans les rouages et tout part en cacahuète dans ce monde très interconnecté », résume France Moline. « L'année dernière, l'atterrissage a été un peu dur », reconnaît Mélanie Baligand, responsable technique pour Le Seuil/La Martinière. Face aux crises, avec le directeur technique et des achats Florent Roger, cette dernière a « essayé de contenir les prix en touchant à tous les postes : le carton, le grammage ou encore le façonnage et la gravure ». Mais pas seulement. En cette période d'incertitudes apparaissent aussi des devis ouverts : certains fournisseurs proposent un devis seulement après livraison, soulignent les deux fabricantes. Alors, Mélanie Baligand s'est par exemple retrouvée contrainte à « ouvrir le panel fournisseur pour mettre tout le monde en concurrence ».

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France Moline, directrice de production chez Casterman.- Photo DR

Inventivité et renouveau

Si la période actuelle est un casse-tête, France Moline et Mélanie Baligand en sont convaincues : des crises naissent la créativité et le renouveau. « Je ne vois pas la période inflationniste comme une période purement négative : des solutions innovantes arrivent sur le marché grâce à de nouveaux fournisseurs », pointe-t-elle. Loin du « mode panique », la directrice de production préfère dépenser « beaucoup d'énergie pour échanger avec ses partenaires, les éditeurs et les auteurs en amont des projets » pour penser une fabrication adéquate à un prix raisonnable. « La fabrication n'est plus un service passe-plat où nous transposons ce que souhaitent les éditeurs auprès des fournisseurs. Pour moi, il faut aller au-delà de ça et travailler tous ensemble main dans la main », poursuit-elle. Son avis est partagé par Mélanie Baligand qui a en charge la fabrication des titres aux rayons adulte et jeunesse au sein des deux maisons du groupe Média Participations. « Plus nous sommes impliqués en amont dans le processus, plus nous pouvons maîtriser les coûts », estime-t-elle, n'hésitant désormais plus à échanger avec un auteur ou une autrice jeunesse dès la naissance d'une idée.

Au-delà du travail collectif, il est aussi nécessaire de déterminer de nouveaux processus. « Ce qui importe maintenant, ce sont les frais fixes », relève France Moline. Et ceux-ci sont fortement liés à l'écologie du livre « de plus en plus présente au quotidien ». Globaliser le transport, envoyer moins d'épreuves, valider des jeux de bonnes feuilles sur photo ou encore diminuer le nombre d'allers-retours dans les approbations sont autant d'initiatives prônées par les deux fabricantes pour réduire les coûts ainsi que l'impact environnemental de la production.

Mais la créativité ne se limite pas à ces points. « Nous ne pouvons plus nous contenter de fioritures de fabrication, nous devons aussi essayer de réinventer l'objet livre et son design », avance Mélanie Baligand. Quelles que soient les initiatives et les pistes d'action, une chose est sûre : « Nous avons beaucoup appris de la période Covid, assure France Moline, et nous devons apprendre de cette période inflationniste car il existe toujours de nouvelles solutions à inventer ». C. L.

Diffuseurs-distributeurs : gare à la surchauffe

L'inflation n'épargne pas les diffuseurs-distributeurs. L'énergie, requise pour chauffer les entrepôts, le transport, le carton et bien sûr la main d'œuvre en conséquence de la revalorisation régulière du Smic sont autant de postes dont la hausse des coûts s'est fortement accrue au cours des derniers mois. 

La plateforme logistique Prisme a par exemple vu ses coûts de fonctionnement croître de 3,65 % à compter du 1er février 2023, forçant les diffuseurs-distributeurs à ajuster leurs tarifs à la marge. « Nous n'avons répercuté que la moitié de la hausse  », précise Benoît Vaillant, PDG de Pollen Diffusion. Au cours des 12 derniers mois, Madrigall Distribution signale pour sa part une augmentation du coût du transport de 5 %, sans compter la taxe gasoil qui a été multipliée par deux. « La somme de ces deux facteurs équivaut à une hausse de près de 10 % », précise Dominique Wettstein, directeur général de la distribution Madrigall. La taxe gasoil représentait 21,19 % du coût du carburant en mars, et 15,73 % en avril. 

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Dominique Wettstein, directeur général de la distribution Madrigall.- Photo OLIVIER DION

Raison pour laquelle des mesures sont aussi prises pour limiter les dépenses, dans un contexte qui dépasse d'ailleurs le cadre conjoncturel de l'inflation. Lancé depuis plusieurs mois dans un vaste plan de décarbonation, Hachette Livre s'est notamment fixé pour objectif de réduire de 30 % le taux de livres pilonnés. Le groupe s'appuie pour ce faire sur des outils de prévisions des ventes visant à limiter le sur-tirage ; il mise en parallèle sur différentes technologies d'impression pour adapter les tirages aux besoins. De son côté, Madrigall Distribution a engagé un plan de sobriété chez UD et la Sodis pour réduire ses consommations d'énergie. Dès septembre dernier, Pollen Diffusion a quant à lui changé son mode d'approvisionnement en cartons. « Nous nous fournissions chez un cartonnier classique (Raja, ndlr) qui nous livrait en flux tendu, détaille Benoît Vaillant. Nous faisons désormais fabriquer nos cartons et nous les recevons en très grande quantité. » 

Pour autant, les diffuseurs-distributeurs restent tributaires de l'évolution générale des prix, et donc des choix stratégiques des éditeurs. « Nous avons des clauses contractuelles qui ne prévoient pas d'indexation sur les indices de l'inflation. Notre rémunération est calculée en fonction d'un certain pourcentage du chiffre d'affaires des éditeurs, nous comptons surtout sur la hausse du prix des livres pour la voir augmenter, explique Dominique Wettstein. À ce titre, les éditeurs ont globalement joué le jeu, même si cela ne suffit pas à compenser complètement nos hausses de charges. »  

Car les volumes globaux traités, eux, ne diminuent pas. « Grâce à la baisse des coûts de l'impression numérique, les éditeurs font des tirages plus précis, par exemple 2 460 exemplaires au lieu de 2 500, conclut Benoît Vaillant. Mais cela ne libère pas d'espace de stockage pour autant. La nature ayant horreur du vide, d'autres éditeurs les occupent. » C. K.

En librairie, le casse-tête des étiquettes

Affiches informatives sur l'inflation, gommettes, étiquettes... Depuis quelques mois, les hausses de prix viennent corser le quotidien des libraires qui se seraient bien passés de ces travaux manuels. « On utilise nos logiciels de gestion pour identifier les livres concernés, mais avec plus de 40 000 références, ça représente un temps de travail colossal ! », souligne Sandrine Lebreton, gérante du Point-Virgule à Aurillac (Cantal). Une mission laborieuse mais d'autant plus nécessaire que, depuis début avril, les librairies peuvent de nouveau être contrôlées sur le marquage des prix.

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Une affiche de Folio sur la hausse des prix placardée au sein de la librairie La Droguerie de Marine à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine).- Photo SL

Un travail de Sisyphe

Comme Sandrine Lebreton, près des trois quarts des libraires questionnés en ligne par le Syndicat de la librairie française (SLF) ont réalisé ou sont en train de réaliser le ré-étiquetage des livres en stock. « Mais il y a encore des prix qui augmentent, donc on a l'impression de ne jamais être tout à fait à jour », observe Audrey Neveu, gérante de la librairie Les 2 GeorgeS, à Bondy (Seine-Saint-Denis).

Alertée sur les difficultés du secteur en matière d'étiquetage, la DGCCRF* avait consenti à geler les contrôles, permettant à l'interprofession de se concerter autour du Médiateur du livre, saisi en décembre 2022 par le ministère de la Culture sur cet enjeu. Des échanges qui ont « permis de rappeler à chacun ses obligations », se félicite le SLF, les éditeurs ayant la responsabilité de marquer les prix sur les ouvrages, et les détaillants celle de fournir aux clients une information juste sur les prix.

« Si la différence entre le prix affiché et le prix en caisse ne passe pas auprès du client, on prend en charge le delta », explique Sarah Bricout qui officie à la Librairie Longtemps, à Paris. « Ces changements, ça représente de la main-d'œuvre, des étiquettes à imprimer... Mais pourquoi ce serait à nous de subir ce surcoût ? », questionne Sandrine Lebreton du Point-Virgule. De son côté, le SLF « interroge actuellement les groupes d'édition et de grands éditeurs indépendants afin de connaître leurs actions » en matière de ré-étiquetage, et d'aborder d'éventuelles « compensations financières en faveur des libraires ».

Ajustements et crise sociale

Nombreuses à être sorties renforcées de la période Covid, les librairies maintiennent cependant le cap, quitte à faire quelques ajustements. « Le coût du transport ayant augmenté, on a réduit à deux jours de livraison par semaine, contre quatre à Noël et trois en janvier », cite en exemple Bénédicte Cabane, gérante des Danaïdes, à Aix-les-Bains (Savoie).

Par ailleurs, chez les libraires interrogés, le panier moyen semble se maintenir. « Il est même en légère hausse, mais c'est peut-être lié à la hausse des prix. On n'a pas encore assez de recul », estime Mélanie Chenais, de La Droguerie de Marine, à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). À Nantes, Daniel Cousinard, propriétaire de la librairie Durance, constate « un basculement très fort vers le poche », avec des chiffres en hausse de +15 % à +20 %, de janvier à mars 2023. « À partir du 20 du mois, la fréquentation baisse clairement, nuance Audrey Neveu. Outre l'inflation, il ne faut pas négliger le fait que nous sommes dans une période de crise sociale anxiogène. » Un climat que tous ont en tête, et qu'aucune gommette ne saurait masquer... S. L.

*Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes

En bibliothèque : sauver le lien

Acheter moins de livres. C'est ce que font nombre de bibliothèques touchées par la hausse de leurs prix. « Depuis le début de l'année, on achète autour de 280-300 livres jeunesse et adulte par mois. Avant, on tournait plutôt autour de 300-350 », recense une bibliothécaire girondaine. À l'échelle de la France, selon les premiers résultats d'une enquête réalisée par le ministère de la Culture, les budgets des bibliothèques au niveau national sont en chute de 25 à 30 % en moyenne par rapport à 2022. Comment accusent-elles le coup ? En baissant le budget animation plutôt que celui des collections, avance Jacques Sauteron, conseiller Livre et lecture ministère de la Culture à la Drac Hauts-de-France. « Les bibliothèques se sont ouvertes à la diffusion culturelle de manière large, mais ce qui continue d'attirer le public, ce sont les collections récentes, les nouveautés. Diminuer les collections, c'est souvent perdre du public. » La bibliothèque de Beaune (Côte-d'Or) a, elle, eu droit à une hausse de son budget, « pour assurer à peu près toujours le même niveau de collections », indique Claire Goncalves, responsable de la section adulte. La bibliothèque de Juziers (4 000 habitants) a, elle, reporté les 10 % de baisse sur les animations, sans toucher aux acquisitions. Comme les bibliothèques de la Vallée de l'Hérault, « pour ne pas diminuer l'offre documentaire qui me semble encore aujourd'hui le cœur du service que nous rendons aux habitants », étaye le chef de la lecture publique Vincent Chevallier. Son équipe cherche des mécènes pour maintenir le même niveau d'animations. Les médiathèques peuvent aussi s'appuyer sur le pass Culture ou participer à des appels à projet du CNL. La bibliothécaire de Fousseret (Haute--Garonne) Laure Souvielle fait, elle, le choix de créer ses propres animations, « mais nous ne coupons pas sur les acquisitions », confirme-t-elle.

Difficile à avaler : baisser les ressources humaines. Une médiathécaire interrogée par Livres Hebdo accuse le non-remplacement de deux postes. Dans une autre médiathèque, qui vient d'ouvrir ses portes dans un nouveau bâtiment, il manque trois agents pour suivre le plan initial. « Notre commune doit encore encaisser, à l'échelle de la collectivité, le coût de la crise sanitaire (fournitures pour appliquer les mesures d'hygiène et les protocoles d'accueil des scolaires) et la crise énergétique actuelle. Les factures d'énergie ont été multipliées par quatre voire six. On va donc attendre avant de recruter du personnel et de mettre en place certains des nouveaux services annoncés », esquisse la directrice. La nouvelle médiathèque comptera autant de documents que dans l'ancienne, avec une surface supérieure. La raison affichée : réserver de l'espace aux places de lecture et de travail.

Enfin, certaines communes renoncent à la construction de leur médiathèque face au prix des matières premières qui s'enflamme, comme à Saint-Martin-Boulogne (Hauts-de-France). Les aides de la Drac étaient insuffisantes. « Mais ce cas de figure reste rare, nuance Jacques Sauteron. La dynamique de construction de médiathèques est assez forte, car les aides de l'État accompagnent leur rénovation ou construction. » Les dossiers favorisés : les médiathèques qui optimisent leurs espaces en s'associant avec d'autres services (école de musique...), et la rénovation pour des économies énergétiques. « L'investissement est important au départ, mais ces travaux d'efficacité énergétique sont appréciés sur le long terme », promet le représentant du ministère.

Reste à baisser la température des radiateurs à 19 °C, quitte, comme une bibliothèque qui souhaite rester anonyme, à ouvrir seulement sur deux jours (treize heures trente d'ouverture) contre cinq jours (deux heures par jour) auparavant, pour concentrer le chauffage. 19 °C, c'est moins pire que dans d'autres services municipaux. Les médiathèques se doivent de rester accueillantes, et même refuges pour les plus précaires qui cherchent électricité et chaleur. F. G.

Larousse rationalise

Face à l'inflation, la maison s'engage contre la surproduction. Elle publiera moins de nouveautés, tout en réduisant la voilure sur les ouvrages onéreux et en poursuivant sa diversification éditoriale.

Comme tous les éditeurs, Larousse est confronté à la hausse des prix. Après une longue période de stabilité, les siens augmenteront en moyenne de 5 % en 2023. Mais face à l'inflation, la maison du groupe Hachette Livre fait aussi de la lutte contre la surproduction son cheval de bataille. En début d'année, elle s'est engagée à publier 20 % de nouveautés en moins, cette cure d'amaigrissement étant compensée par la remise en avant des long-sellers du fonds. Depuis cinq ans, Larousse avait déjà réduit de 10 à 15 % la voilure sur les beaux livres, particulièrement onéreux à produire. En étendant le principe de rationalisation à l'ensemble de son catalogue, l'éditeur envoie, à l'heure de la crise du papier et de l'inflation galopante, un signal fort. Pilote au sein d'Hachette Livre, son initiative pourrait d'ailleurs être étendue à d'autres entités du groupe. Elle n'en reste pas moins, pour l'instant, une expérience dont les performances seront scrutées à la fin du premier semestre : Larousse fait le pari que les libraires, habitués à tourner sur la nouveauté, « joueront le jeu du fonds ». L'éditeur a prévenu qu'il reviendrait à son niveau de production originel dès le second semestre si le succès n'est pas au rendez-vous.

Se détacher des dictionnaires

De manière plus large, ces ajustements témoignent de la transformation opérée depuis une quinzaine d'années. Même s'il reste très associé aux dictionnaires dans l'imaginaire collectif, Larousse n'a plus grand-chose à voir avec l'image de spécialiste de la référence qui lui colle encore à la peau. Dans un catalogue désormais beaucoup plus diversifié, le pratique, la jeunesse et le parascolaire représentent aujourd'hui les trois quarts de sa production annuelle, seul le dernier quart étant toujours consacré aux ouvrages de référence.

Pour mesurer le chemin parcouru, il faut revenir à 2006 et à l'arrivée d'Isabelle Jeuge-Maynart à la tête d'une entreprise souffrant déjà de l'érosion des ventes de dictionnaires. Cette année-là, la référence pesait encore 60 % du chiffre d'affaires ; elle était aussi la cause principale des difficultés de Larousse. Sitôt entrée en fonction, Isabelle Jeuge-Maynart s'emploie donc à transformer une culture éditoriale historiquement tournée vers l'exhaustivité et la lexicographie. « Larousse bénéficiait d'une excellente image, très respectée, mais aussi très institutionnelle et un peu éloignée de la vie quotidienne des lecteurs, se souvient l'intéressée, toujours à la barre après dix-sept ans. Notre challenge a été de proposer des livres d'auteurs, incarnés et qui n'hésitent pas à prendre position. »

« Éditeur de savoir »

Le segment du pratique, en particulier, est érigé en fer de lance sous l'impulsion d'Isabelle Jeuge-Maynart. Hérité du fonds Bordas racheté au début des années 2000, il s'étoffe de livres abordant le jardinage, le bricolage, la cuisine, l'alimentation ou encore les loisirs créatifs. Des coffrets sont également lancés... et la transition s'opère naturellement : « En tant qu'éditeur de savoir, il y avait beaucoup de domaines dans lesquels nous étions légitimes à développer une offre, poursuit Isabelle Jeuge-Maynart. La transmission des savoir-faire pratiques entre générations (jardin, cuisine...) a beaucoup reculé depuis les années 1970-1980. Le public vient maintenant chercher ce savoir dans les livres. » Déjà présent en jeunesse via le documentaire, Larousse s'est aussi tourné vers la fiction jeunesse et a renforcé ses positions en parascolaire.

Dès 2007, la diversification opérée permet de renouer avec les bénéfices. Depuis, Larousse n'a cessé d'élargir le champ de ses publications. Un département littérature grand public a vu le jour en 2018, suivi en 2021 de la création de la marque Nouvelles Énergies pour investir le marché en plein développement de l'ésotérisme. L'actuel effort de rationalisation permet à la maison d'ajuster le tir après le fort développement des dernières années. La « hausse maîtrisée » des prix qui l'accompagne apparaît comme un autre impondérable. « La crise du papier nous a rappelé qu'en 20 ans, le prix des livres n'avait quasiment pas augmenté alors qu'ils sont de meilleure qualité, plus innovants et coûtent de plus en plus cher à produire », conclut Isabelle Jeuge-Maynart.

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